Treya s’est montrée plus bavarde en plein jour, sans doute à cause de sa dose assez importante de médicaments. (Elle avait déjà pressé deux fois l’ampoule sur son bras.) De toute évidence, elle se servait de médicaments pour compenser la perte du « Réseau », quoi que ce terme puisse signifier pour elle. Et de manière non moins évidente, son problème s’aggravait. Quand nous avons levé le camp, elle s’est lancée presque tout de suite dans quelque chose qui tenait davantage du monologue nerveux et distrait que de la conversation – du monologue de cocaïnomane, me serais-je dit en d’autres temps et en d’autres lieux. Je l’ai écoutée attentivement et sans l’interrompre, et une fois sur deux, ses paroles n’avaient aucun sens. Parfois, elle se taisait et le vent dans les arbres paraissait soudain très bruyant.
Elle m’a raconté venir d’une famille d’ouvriers du quartier le plus loin sous le vent de Centre-Vox. Leurs interfaces neurales permettaient à ses parents de remplir des dizaines d’emplois qualifiés, « supervision d’infrastructures ou implémentation de moyens innovants ». Ils appartenaient à une caste inférieure à celle des « managers », mais tiraient fierté de leur polyvalence. Treya elle-même avait été formée dès le berceau pour intégrer un groupe de thérapeutes, savants et médecins dont le seul but consistait à interagir avec les survivants recueillis dans le désert d’Équatoria. Comme « thérapeute de liaison » affectée spécifiquement à ma personne (dont elle ne savait que ce qu’en avaient conservé les archives : mon nom, ma date de naissance et le fait que j’avais disparu dans l’Arc temporel), il lui fallait parler l’anglais familier tel qu’on le pratiquait cent siècles plus tôt.
Elle avait appris cela grâce au Réseau. Sauf qu’il lui avait donné non seulement un vocabulaire, mais aussi toute une identité secondaire : un ensemble de souvenirs artificiels synthétisés à partir de documents du XXIe siècle et implanté par l’intermédiaire du nœud interactif fixé à sa naissance sur sa moelle épinière. Elle appelait cette seconde personnalité une « impersona » : pas un simple lexique, mais une vie, avec tout son contexte d’endroits et de gens, de pensées et de sentiments.
La construction de son impersona avait pour source principale une certaine Allison Pearl, née à Champlain, État de New York, peu après la fin du Spin. Le journal d’Allison avait survécu, devenant un document historique sur lequel le Réseau s’était basé pour synthétiser l’impersona de Treya. « Quand j’ai besoin d’un mot anglais, je le récupère d’Allison. Elle adorait les mots, elle adorait les écrire. Des mots comme orange, le fruit. Je n’en ai jamais vu ni goûté. Allison adorait les oranges. J’ai reçu d’elle le mot et le concept, la rondeur, le brillant, la couleur d’une orange, mais pas ses qualia, son goût… Sauf que ce genre de souvenirs est dangereux. Il faut les garder entre certaines limites. Sans les contraintes neurologiques du Réseau, la personnalité d’Allison commence à métastaser. Je cherche dans mes souvenirs et ce sont les siens qui me viennent. C’est… déroutant. Et ça ne pourra qu’empirer. Les drogues, les drogues m’aident, mais seulement un certain temps… »
Treya a dit tout cela et même davantage. Pour ce que j’en ai compris, je crois qu’elle disait la vérité. Je l’ai crue parce que sa voix avait pris cet accent américain, s’était teintée de phrases qui pouvaient provenir en ligne droite du journal d’Allison Pearl. Cela expliquait cette chanson qu’elle ne pouvait s’empêcher de fredonner, ses grands moments de distraction, la manière dont elle regardait dans le vide, la tête penchée comme pour écouter une voix que je n’entendais pas.
« Je sais que ces souvenirs ne sont pas réels, ce sont les inférences et les collations de données anciennes qu’a effectuées le Réseau, mais même en parler de cette manière me fait bizarre, comme si…
— Comme si ? »
Elle s’est tournée pour me dévisager. Elle ne s’était sans doute pas rendu compte qu’elle parlait à voix haute. J’avais eu tort de l’interrompre.
« Comme si je n’avais pas ma place ici. Comme si tout ça était une espèce d’avenir étrange. » Elle a traîné des pieds dans la terre humide. « Comme si j’étais une étrangère, ici. Une étrangère dans votre genre. »
Peu avant le coucher du soleil, nous sommes arrivés au bout de l’île. Mais pas sur le rivage. Le côté artificiel de l’île sautait aux yeux, à cet endroit-là. La forêt cédait la place à une pente presque verticale d’herbe rigide et de roche nue, falaise d’une centaine de mètres qui plongeait dans l’océan. De l’autre côté d’un gouffre large de huit cents mètres, on voyait l’île suivante de l’archipel Vox. « Dommage qu’il n’y ait pas de pont, ai-je dit.
— Il y en a un, a répondu Treya d’un ton laconique. Plus ou moins. On devrait le voir, d’ici. »
Elle s’est allongée sur le ventre et s’est approchée de la falaise en me faisant signe de l’imiter. Les hauteurs ne me gênent pas particulièrement – j’avais gagné ma vie en pilotant des avions, dans le monde d’avant celui-là –, mais ramper jusqu’à cet à-pic n’est pas ce que j’ai fait de plus agréable. « En bas, a indiqué Treya en tendant le bras. Vous voyez ? »
Le soleil descendait et le gouffre se trouvait déjà dans l’ombre. Des oiseaux de mer nichaient aux endroits creusés par des siècles de pluie et de vent dans l’insensible roche artificielle. Loin sur la gauche, j’ai vu ce qu’elle me montrait : un pont fermé qui reliait cette île artificielle à la suivante et dont seule l’extrémité opposée n’était pas dissimulée par la courbure précise de la falaise. Il était d’une nuance de noir bordée de sel, de la même couleur que l’océan en dessous. Le vertige et la perspective inhabituelle empêchaient d’évaluer vraiment sa taille, mais j’ai estimé que douze semi-remorques pourraient rouler de front à l’intérieur sans trop se gêner. Malgré tout, on ne voyait ni supports, ni câbles, ni amarres, ni poutrelle – la structure se débrouillait pour supporter son propre poids. Chaque île de l’archipel disposait de son propre système de propulsion, asservi à un contrôle central situé à Centre-Vox. Je n’ai pu toutefois m’empêcher de m’interroger sur la tension physique que subissait l’attache entre ces deux énormes masses flottantes, même si le pont lui-même n’en supportait qu’une fraction.
« Les transporteurs automatiques s’en servent pour livrer de la biomasse brute à Centre-Vox et en rapporter des produits raffinés aux fermiers, a expliqué Treya. Il n’est pas conçu pour les piétons, mais on va devoir faire avec.
— Comment on y rentre ?
— On n’y rentre pas. On pourrait, depuis les fermes en bas, mais d’ici, c’est impossible. Il va falloir marcher sur le toit. »
J’ai retenu cette pensée un instant, m’efforçant de la garder à distance rassurante.
« Il y a des escaliers taillés dans la falaise, a-t-elle ajouté. On ne les voit pas d’ici. Comme ils datent de la construction, ils ont dû pas mal s’éroder. » Même le composite de granit alvéolaire dont étaient constituées les îles ne pouvait résister éternellement au vent et au sel. « La descente ne va pas être facile.
— Le toit du pont est courbe et a l’air plutôt lisse.
— Il est peut-être plus large que vous le croyez.
— Ou plus étroit.
— On n’a pas le choix. »
Mais il ne restait plus que deux ou trois heures de jour, ce qui ne nous suffirait pas pour nous lancer dans la descente.