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Nous sommes revenus dans la forêt y établir un second camp. J’ai regardé Treya s’administrer une nouvelle dose avec sa seringue. « Ce truc ne se vide jamais ? ai-je demandé.

— Il se recharge tout seul. Il a son propre métabolisme. Il prélève un peu de sang pendant l’injection et il s’en sert comme matière première pour catalyser des molécules actives. Il fonctionne à la chaleur corporelle et à la lumière ambiante. Vous, il vous a fabriqué de quoi supprimer l’angoisse. Moi, il me donne autre chose. »

J’avais cessé d’accepter les doses qu’elle me proposait, ayant décidé de vivre avec mon appréhension pour le meilleur ou pour le pire. « Comment sait-il ce qu’il doit synthétiser ? »

Elle a froncé les sourcils de la manière indiquant qu’elle butait sur un concept pour lequel sa tutrice spectrale Allison Pearl n’avait pas de mots tout prêts. « Il analyse la chimie du sang pour estimer ce qui lui paraît le mieux. Mais non, il n’est pas inépuisable. Il a besoin d’être revivifié, et celui-là commence à fatiguer. » Elle a ajouté : « Mais si vous voulez vous en servir, pas de problème.

— Non. Il vous donne quoi ?

— Une espèce de… d’améliorateur cognitif, on pourrait dire. Qui m’aide à garder séparés mes souvenirs réels et virtuels. Mais ce n’est qu’une solution temporaire. » Elle a frissonné dans la lumière du feu. « Ce dont j’ai vraiment besoin, c’est du Réseau.

— Dites-m’en plus là-dessus. C’est quoi, une espèce d’interface interne sans fil ?

— Pas exactement de la manière dont vous le dites, mais oui, d’une certaine manière. Sauf que les signaux que je reçois sont exprimés sous forme de régulateurs biologiques et neurologiques. Tout le monde sur Vox porte un nœud et nous sommes tous reliés par l’intermédiaire du Réseau. Il nous aide à élaborer un consensus limbique. Je ne sais pas pourquoi il n’a pas été réparé. Si les transpondeurs à Centre-Vox ont été détruits, les ouvriers auraient quand même déjà dû pouvoir rétablir les fonctionnalités de base. Sauf si les processeurs eux-mêmes ont été endommagés… mais ils ont été conçus pour résister à tout, à part à une bombe atomique qui lui tombe en plein dessus.

— Peut-être qu’une bombe atomique leur est tombée en plein dessus… »

Sa seule réponse a été un haussement d’épaules fait d’un air malheureux.

« Il n’est donc pas du tout impossible qu’on se dirige vers une ruine radioactive.

— On n’a pas le choix », a-t-elle répété.

Je suis resté assis à entretenir le feu une fois Treya endormie.

Sans les drogues apaisantes, mes souvenirs récents se précisaient. À peine quelques jours plus tôt, j’essayais de survivre à une série de tremblements de terre provoqués par l’Arc temporel qui sortait de son état dormant dans le désert d’Équatoria… et voilà que j’étais sur Vox. On ne peut pas vraiment prendre la mesure de tels événements, me suis-je dit. Juste les subir.

J’ai laissé le feu se réduire à un lit de braises. L’Arc des Hypothétiques luisait dans le ciel, sourire ironique au milieu des étoiles, et les falaises toutes proches répercutaient en l’amplifiant le bruit des vagues. Je me suis posé des questions sur ces « démocraties corticales » qui avaient attaqué Centre-Vox à l’arme nucléaire et sur leurs raisons, par exemple si elles étaient aussi superficielles que Treya l’avait laissé entendre.

J’étais neutre dans ce conflit, dans la mesure du possible. Ce combat ne me concernait pas. Je me suis aussi demandé si Allison Pearl, le Fantôme de Champlain, était neutre comme moi. Peut-être avais-je mis là le doigt sur ce qui déconcertait tant Treya : « Allison » et moi, ombres d’un passé indifférent, pourrions nous avérer déloyaux envers Centre-Vox.

6

Nous avons levé le camp à l’aube et longé la falaise courbe jusqu’à ce que Treya avait appelé « escaliers » : de larges déclivités taillées dans le granit. Le temps avait biseauté les marches en saillies inclinées que séparaient de vertigineux à-pics d’un mètre cinquante. La mousse et les excréments d’oiseaux rendaient glissante la moindre surface et plus nous descendions, plus le rugissement de l’océan augmentait. Les hauts rebords des deux îles ont fini par masquer la totalité du ciel, à l’exception de quelques rayons de soleil obliques. Nous avons progressé lentement et nous sommes arrêtés à deux reprises pour que Treya s’injecte une dose de sa seringue high-tech. Elle affichait une mine sombre qui dissimulait mal sa terreur. Elle ne cessait de jeter des coups d’œil dans notre dos et vers le haut, comme si elle craignait qu’on nous suive.

À l’angle de la lumière, j’ai estimé qu’il était midi passé quand j’ai aidé Treya à descendre le dernier intervalle vertical pour poser les pieds sur le toit du pont. Il était plus large qu’il ne nous en avait donné l’impression du haut de la falaise et nous pouvions tenir debout dessus sans trop de danger, même s’il était assez perturbant de marcher sur une surface qui devenait peu à peu verticale à gauche et à droite. Il y avait peut-être huit cents mètres jusqu’au point d’amarrage opposé, que nous cachait à présent la brume et où nous attendait une autre escalade difficile. Avec de la chance, nous en viendrions à bout avant l’obscurité. La nuit tomberait vite, à cet endroit.

Histoire de nous distraire, j’ai demandé à Treya ce qu’elle (ou Allison Pearl) se rappelait de Champlain.

« Je ne suis pas sûre que la réponse soit sans risques. » Elle a soupiré avant de continuer malgré tout : « Champlain. Hivers glacés. Étés brûlants. Baignades dans le lac à Catfish Point. Ma famille était presque tout le temps fauchée. C’était les années après le Spin, quand tout le monde disait que si ça se trouvait, les Hypothétiques étaient bienveillants, nous protégeaient. Mais je n’y ai jamais cru. Des promenades sur les trottoirs de Champlain, vous savez, avec le béton qui scintille au soleil, l’été ? Je ne pouvais pas avoir plus de dix ans, mais je me souviens avoir pensé que nous devions ressembler à ça, pour les Hypothétiques… pas seulement nous, mais notre planète tout entière, rien qu’un scintillement sous le pied, quelque chose qu’on remarque puis qu’on oublie.

— Ce n’est pas comme ça que Treya parle des Hypothétiques. »

Elle m’a regardé avec colère. « Je suis Treya. » Elle a fait encore quelques pas. « Allison se trompait. Les Hypothétiques, ce sont des dieux selon toutes les définitions raisonnables, mais ils ne sont pas indifférents. » Elle s’est arrêtée pour me regarder en essuyant la brume salée sur ses yeux plissés. « Vous devriez le savoir ! »

Peut-être bien. Nous n’avons pas tardé à arriver à mi-chemin, où le vent rugissait avec tant de force dans le gouffre entre les falaises que nous avons dû continuer à quatre pattes comme des fourmis sur une corde à linge mouillée de pluie. Toute conversation était impossible. Je sentais de temps en temps des vibrations monter du pont sous mes paumes, comme un gémissement de métal soumis à une tension inimaginable. Je me suis demandé ce qu’il faudrait pour désassembler cet archipel endommagé – une autre attaque nucléaire ? Ou suffirait-il de la haute mer et d’un vent fort, après les récents événements ? Je me suis représenté des câbles gros comme des rames de métro en train de casser, des navires-îles répandant comme des piñatas fracassées leur contenu dans l’océan. Pensée peu rassurante. Sans Treya, peut-être aurais-je fait demi-tour. Mais sans elle, je ne serais pas venu là.

Nous avons fini par atteindre l’ombre de la falaise d’en face, où le vent s’est réduit à un gémissement grave et nous a donc permis de nous redresser. Les marches taillées dans le granit ressemblaient à celles que nous avions descendues : érodées et moussues, abruptes et puant la mer. Nous en avions gravi une douzaine quand Treya s’est arrêtée d’un coup en étouffant un cri.