Il ne mâche pas ses mots, sans doute parce qu'il a omis d'amarrer son râtelier !
Je vous avais demandé de me tenir au courant d'heure en heure, San-Antonio, et vous l'avez pas fait !
Je plaide :
— Cette enquête se déroule à la campagne, monsieur le directeur, et il n'est pas commode d'avoir la communication avec Paris !
— Ta ta ta ! fait-il, comme s'il s'adressait à Coccinelle ! De plus, je viens d'apprendre par un coup de fil de Conrouge qu'un troisième candidat a été assassiné cette nuit ! Vous rendez-vous compte des dimensions extravagantes de cette affaire, mon cher ? A Paris, on ne parle que de ça. Le ministre de l'intérieur est pendu à mon téléphone. Lui-même subit l'impatience de…
Là un coup de vent agite la ligne téléphonique et le nom se perd. Le Dabe poursuit :
— Si vous avez besoin de renfort, prenez-en ! La police du territoire est à votre disposition. La troupe aussi, s'il le faut ! Des résultats immédiats, voilà ce que je veux ! Nous sommes la risée du monde ! Un pays dans lequel on assassine impunément les candidats à la représentation populaire est en plein chaos. Cela, le… (Le nom est une fois de plus balayé par la tornade) ne l'admet pas. A partir de tout de suite, j'attends !
— Comme Charles ! mugis-je en raccrochant de mon côté.
On a dû être vachement synchrone, lui et moi ! Je m'ébroue. Dans la vie, ne jamais se laisser abattre par les coups du sort. C'est pas la première fois que je me trouve dans une impasse et que le Vieux vient me faire tartir avec le prestige de la police et les menaces ministérielles !
— Bon, laissons la bête piquer sa crise, dis-je à la cantonade pour essayer de sauver la face. En route pour la maison Lendoffé ! Venez avec moi, Martinet.
La demeure de M. Lendoffé est sise en bordure de la ville. Il y a les minoteries Lendoffé, puis un espace vert planté d'arbres tout neufs, à peine moins gros que des crayons de charpentier, et une construction prétentiarde, avec le bas en meulière et le reste en briques, des tuiles de couleur, des fenêtres vernies et du mauvais goût coûteux un peu partout, se dresse orgueilleusement au milieu d'une pelouse.
Un perron, coiffé d'un auvent en tuiles — dorées avec colonnades de stuc, donne accès à la porte décorée de motifs en fer forgé représentant des épis de blé ! Sous la construction, face nord, se trouve le garage. Ce local est encore empuanti par les gaz d'échappement.
Les murs naguère blancs sont tout gris de fumée.
Je vais examiner la petite porte dont la serrure disloquée pend minablement. Excepté ces deux portes, le garage ne comporte pas d'autres ouvertures. Il est éclairé, le jour, par un pan de mur en carreaux de verre, et la nuit par un hublot grillagé.
— Lorsque vous êtes entré, ce matin, la lumière électrique brillait-elle ? Demandé-je à l'inspecteur Martinet.
Il secoue la tête.
— Je ne me souviens pas. Le garage était plein de fumée, comprenez-vous ? L'auto venait juste de s'arrêter…
Je questionne son collègue qui vient d'arriver. Miradort, lui, est formel : l'électricité ne marchait pas.
— Certain ? fais-je.
— Certain, affirme-t-il avec force.
C'est important, ça, comprenez-vous, mes biches ? Car supposons que Lendoffé ait eu un malaise dans son garage et que les gaz d'échappement l'aient expédié chez son chef de section suprême, eh bien, l'électricité aurait brillé ! Mais si elle était éteinte, cela signifie que quelqu'un l'a éteinte, do you see ? Important. Capital même, ajouterait Karl Marx. Car le quelqu'un dont à propos duquel je vous cause ne pouvait qu'être l'assassin !
Il se tenait planqué dans le garage. Lorsque Lendoffé s'y est trouvé seul, il a surgi et l'a neutralisé. Puis il a éteint et s'est débiné. C.Q.F.D. !
— Dites-moi, Martinet. Vous avez inspecté les lieux en entrant ici, m'avez-vous dit ?
— Oui, monsieur le commissaire.
— Personne ne s'y cachait, vous êtes certain ?
Il réprime un haussement d'épaules mais, moralement, me le vote à l'unanimité de ses deux omoplates.
— Impossible. Il n'y a que quelques bidons d'huile et un tuyau d'arrosage. Où se serait-il mis ?
— Et dans la voiture même de Lendoffé ?
— Ça n'est pas envisageable non plus, monsieur le commissaire.
— En sortant de sa réunion, il tenait un rouleau d'affiches et c'est moi-même qui les ai déposées sur la banquette arrière. Ensuite, il ne s'est plus arrêté avant son domicile.
— Sauf pour vous ouvrir la porte du hall ! Supposez que, pendant ce court instant, quelqu'un ait attendu derrière la haie. Lendoffé descend vous ouvrir et le quelqu'un se précipite à l'arrière de son auto…
Mais Martinet continue de branler le chef.
— Non. Certes, il est allé ouvrir la porte du hall ; mais moi, pendant qu'il introduisait Miradort chez lui, j'ouvrais la porte du garage. L'auto se trouvait juste à l'angle de la maison. Dans le silence de la nuit j'aurais entendu s'ouvrir et se refermer la portière !
Et même… On ne peut pas imaginer qu'un assassin fasse tout ce micmac en quelques secondes et à quelques mètres des policiers chargés de la surveillance de la victime !
Pas mécontent d'avoir réfuté mes suppositions fallacieuses, ce petit travoudavebavallave !
— Où se trouvait le cadavre lorsque vous avez enfoncé la porte ?
— Entre l'auto et le mur.
— Voulez-vous reconstituer très exactement sa position ?
Il acquiesce, ouvre la portière avant gauche de la voiture, puis il s'accroupit bizarrement, le derrière contre le châssis de la voiture, la tête au bas du mur.
Je montre un rouleau d'affiches qui gît sur le sol, non loin du pseudo-cadavre.
— Elles se trouvaient là, les affiches.
— Nous n'y avons pas touché.
Je vais pour continuer ma reconstitution, mais l'arrivée inopinée de deux surprenants personnages rompt l'atmosphère. Les quidams en question chantent à tue-tronche Les Matelassiers. Duo fascinant s'il en fut ! Bérurier et Morbleut ! Une basse — dite noble — et un baryton mirlitonnant.
S'ils n'ont pas éclusé deux bouteilles chacun de muscadet, je téléphone à Paul VI pour lui demander une place de brigadier-chef dans sa garde pontificale.
— Et alors ! tonne le Gravos qui vient d'achever le dernier couplet avant son compère, qu'est-ce que j'apprends ? Le dernier client s'est fait repasser ? Où qui sont, les enfoirés chargés de sa protection, que je leur apprends comment qu'on refait un nœud de cravate !
— Du calme, Béru ! maussadé-je. Tu es déjà plein comme un boudin à ce qu'on dirait !
Le Gros a les gobilles qui font tilt.
— Moi ! proteste-t-il. Demande à Popaul ce qu'on a éclusé : autant dire un pipi de fourmi.
— Exact, tranche Morbleut en ponctuant d'un formidable hoquet.
Je chuchote au Gros :
— Tu avais bien besoin de nous flanquer ce vieux chpountz dans les lattes ! Comme si nous n'avions pas assez d'ennuis…
Béru a l'amitié en fonte renforcée.
— Je te défends de traiter Popaul de chpountz, fait-il.
Il brandit un pouce dont la partie supérieure suffirait à cacher une tortue de mer.
— C't'un gars comme ça ! Il a des idées. Laisse-lui mener son brin d'enquête… et tu verras !
Je barris.
— Taillez-vous tous les deux, espèces de poivrots, sinon je vous fais foutre au gnouf comme de vulgaires clodos que vous êtes !
Sa Majesté comprend que je ne suis pas d'humeur à tolérer ses turpitudes. Dignement, il prend le bras de l'adjudant.
— Viens, Popaul, mélangeons pas les torchons avec les serviettes !