Sa Majesté l'apaise d’une nouvelle rasade de calva.
— Alors, monsieur Durond ?
— Durond, dubé, du radada, chantonne Béru qui ne perd jamais une occasion de prouver l'étendue de sa culture.
Durond a un regard désemparé autour de lui. Il n'aperçoit que des visages hostiles. Le plus hostile de tous étant celui d'Augustine qui n'a pas l'air de le porter dans son cœur.
— Dois-je parler devant la domestique ? demande-t-il dans un souffle.
Ce petit crâneur ! Ça me fait plaisir de l'humilier.
— Préféreriez-vous parler devant votre épouse ? questionné-je innocemment.
— J'ai diné en plaisante compagnie, révèle-t-il.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
— Le nom de la dame.
— Lulu.
— C'est maigre pour établir son curriculum.
— C'est tout ce que je sais d'elle. Je l'ai rencontrée en fin d'après-midi dans un grand café du bois de Boulogne. Je l'ai invitée à dîner…
— Où ?
— Chez Lasserre…
— Et ensuite ?
— Nous sommes allés au Crazy Horse Saloon !
— Et ensuite ?
— Il était trois heures du matin, ensuite. Je pense qu'à partir de cet instant je peux me considérer comme étant hors de cause.
— Dites-le tout de même. Fais-je.
— Nous sommes allés dans un hôtel près de l'Etoile. Je vous donnerai l'adresse exacte.
— Banco. C'est tout ! Vous pouvez rejoindre madame et la consoler.
Avec humeur, il quitte la pièce et claque la porte violemment pour m'exprimer sa façon de penser.
— J'aime pas ce pompier ! affirme Morbleut. Je vous parie ma retraite qu'il a fait le coup. Seulement ; vous parlotez, vous perdez du temps ; mon garçon. Avec une lampe à souder, vous dépensez un peu d'essence certes, mais vous économisez votre salive.
— Oh ! Vous, la Gestapo, écrasez ! tonné-je. J'attaque la grosse Augustine, bille en boule.
— Et vous, mon lapin ? Racontez-moi un peu votre soirée.
Elle bichait comme une huître dans de l'eau de mer, la servante. Son sourire satisfait s'estompe.
— Je suis été me coucher ! dit-elle.
— Seule ? lance Béru.
— Dites donc, malappris ! proteste Augustine. Je suis une honnête fille, je couche pas avec des hommes chez mes patrons !
— Vous n'avez rien entendu ?
— Rien de rien.
— Même pas l'arrivée de votre patron et des inspecteurs qui le… (J'allais dire qui le protégeaient !) qui l'escortaient ?
— Si, j'ai vaguement entendu un bruit de voiture et des claquements de portières, mais c'était à travers mon sommeil.
— Donc, rien à signaler ?
— Rien.
— Ce matin vous vous êtes levée, comme d'habitude ?
— Oui et j'ai préparé le petit déjeuner à Monsieur. Quand le café a eu passé, je suis allée appeler Monsieur. Ça n'a pas répondu. J'ai ouvert la porte : la chambre était vide. Alors j'ai pris peur et j'ai couru chercher les détectives.
— Vous n'êtes pas descendue au garage ?
— Pourquoi je serais descendue ?
— C'est tout pour l'instant, merci.
Nous quittons la troisième maison du crime. Morbleut qui a du plomb dans l'aile fait une embardée et s'écroule dans le gazon. C'est le Samaritain Béru qui le relève et le brosse à grandes claques sermonneuses.
— Voyons, Popaul, tu tiens plus le litre, ma parole !
— C'est cet ammoniaque qui m'a barbouillé, plaide Morbleut.
— Mais c'était pas de l'ammoniaque, c'était du calva ! objecte Béru.
— Je te dis que c'était de l'ammoniaque, j'ai bien reconnu le goût.
Béru qui, lui, a récupéré, hausse les épaules et va installer son compère dans la voiture en lui conseillant de piquer la petite ronflette réparatrice. Puis il me rejoint au garage où je procède à une seconde inspection. Voulant se faire pardonner sa biture matinale, le Gros fait une lèche terrible. Il me pose des questions à propos de l'arme du crime… Lorsque je lui apprends qu'il s'agit d'une brique, il fronce ses puissants sourcils.
— Tu remarques rien, San-A. ?
— Quoi donc ?
— Les murs du garage sont en brique.
— Et alors ?
— Peut-être qu'il s'est lui-même cogné le bol contre. Ça l'a estourbi…
— Il est mort et il a éteint l'électricité ?
Mais mon ironie n'endommage pas la sérénité de l'Abominable.
— Ces affiches étaient là ? fait-il en me montrant le rouleau à terre.
— Il parait.
— Et elles se trouvaient dans la voiture ?
— Yes, sir !
Le Mastar s'abîme dans un puits de pensées à ressort.
— Je crois que j'ai tout pigé, mec. C'est marrant comment qu'un bon coup de blanc, le matin, suivi d'un bon café arrosé, ça te met la comprenette sur sa rampe de lancement.
— Cause ! ordonné-je.
— Eh ben, voilà ! Lendoffé, donc, rentre dans le garage après que Martinet y ait ouvert la lourde et la lumière. Exact ?
— Tout ce qu'il y a de…
— Bien. Martinet referme la lourde derrière lui. Pendant ce temps, Lendoffé se met au point mort, il se retourne, chope le rouleau d'affiches et le jette par la vitre baissée hors de sa tire.
— Et après ?
— Le rouleau est long. Il touche le mur et appuie sur le bouton de l'interrupteur. Voilà le garage qui s'éteint. Tu peux le contester, gars. L'interrupteur il est juste au-dessus du rouleau d'affiches !
— C'est juste ; ensuite ?
— Ensuite, Lendoffé sort de sa charrette au radar pour aller éclairer. Il calcule mal son coup et va se péter la vitrine contre le mur de brique. Ça l'expédie dans les vapes. Le v'là avec le nif à la hauteur du pot d'échappement. Mince de vulnérable !
— Vulnéraire, analphabète !
— Vénérable si tu veux. Monsieur le jamais député respire et cette fois, c'est le grand départ…
Un silence. Il se gratte le sommet de la tête en passant la main entre la calotte et le ruban de son chapeau.
— Qu'en pense le grand Maître ?
— Tout ce que tu as dit me paraît bien, ma Grosse. En somme, ce serait un accident ?
— Ce serait ! exulte le Mahousse. Et nous, ça nous fait un crime de moins à débrouiller, c'est autant de gagné, non ?
— Il y a une petite chose qui me tracasse.
— Quoi t'est-ce ?
— Le fait que Lendoffé n'ait pas arrêté le moulin de sa bagnole une fois rentré dans le garage. Voilà un type qui est arrivé, tu m'entends ? Arrivé ! De plus il décharge sa voiture. Et cela sans arrêter le moteur ! Je tique, Béru !
— Eh ben, tique et fais pas ch… le marin ! grommelle l'empereur des glands.
Je suis là que je te déblaie le terrain. Je fais des « 8 » avec mon cerveau pour essayer de dépanner monsieur le commissaire de mes trucs, et tout c'qu'il trouve à me remercier, c'est de dire qu'il tique !
Il me prend le bras.
— Tu veux que je te cause d'homme à homme, Gars ?
— Si tu y arrives, ma Biquette, je veux bien. Cette fois, c'est un accident.
— Pourquoi cette certitude ?
— Parce que cette fois, il s'agirait d'un crime en vase clos, et que tu m'escuseras mais les crimes en vase clos, moi j'y crois pas. Dans les romans de la tata Grisbi, du Roi Vicaire, de Si mais Non ou de la chicorée Leroux, je veux bien. Mais dans la réalité, ça existe pas parce que c'est pas possible.
— Et les autres, Gros Malin ?
— Quels autres ?
— Les deux premiers meurtres. Là il s'agit bel et bien de meurtres et non d'accidents !
— D'ac, mais attention : c'est pas le vase clos ! Personne a vu sortir l'assassin, mais y avait des portes et des fenêtres. Les deux lourdes fermées de l'intérieur ! D'où ma contusion : accident ! Maintenant, si t'as envie de te casser le chou avec des histoires de comment t'est-ce que pourquoi il a pas arrêté son moteur, moi je préfère aller jouer à la belote.