Je ne réponds rien. Il m'agace un peu, Béru. Tandis qu'il prend son petit déjeuner, lard, jambonneau, œufs au plat, fromage, le tout arrosé d'un kil de rouquin, je vais sortir la voiture. Puis je monte embrasser ma Félicie. Quand je redescends, le Gravos essuie la lame de son couteau de poche au revers de sa cravate, glisse l'instrument de travail in the pocket et se lève.
— Faudra que je m'achète un autre bada ce matin, décide-t-il en décrochant son auréole de feutre du portemanteau.
— Oui, encouragé-je, faudra.
Nous prenons place dans ma guindé et, fouette chauffeur ! C'est la décarrade en direction de Bellecombe.
— C'est ma Gravosse qui va se redresser quand je serai député, rêvasse l'ignoble. Auprès des voisins, tu juges de l'effet ?
Je ne lui dis pas ce que je pense, primo parce que ça le fâcherait, et deuxio parce que mon attention est accaparée par les dangereuses évolutions d'un gamin qui, juché sur un vélo trop grand pour lui, décrit des embardées dans la côte.
Mon arrivée lui fait perdre les pédales, c'est le cas de le dire ! Je me range le plus à droite possible et je stoppe. Mais le danger doit exercer une louche attraction sur l'individu, car le gamin désemparé fonce droit sur ma chignole. Il tente vainement un coup de guidon au dernier moment, accroche mon aile avant gauche et rebondit de côté. Sa roue avant décrit une succession de « 8 », puis le vélo culbute à cinquante mètres de là. Le gamin fait un vol plané et atterrit dans une haie de charmille. Le Gravos et moi nous sortons de la tire pour aller l'assister. Un regard suffit à nous rassurer : le garnement n'a que des égratignures. Il pleure pourtant, à cause de l'émotion.
— Si c'est pas z'honteux de rouler sur une vieille bécane sans freins, sermonne Sa Majesté députable. T'aurais pu te tuer, petit !
Il se tait pour sortir un calepin de sa poche. Un carnet tout neuf mais qui ne le demeurera pas longtemps, les poches de Béru n'étant pas le genre d'endroits où les objets gardent leur virginité.
Il suçote la mine d'un crayon et écrit sur une page blanche des choses mystérieuses.
— Que fais-tu ? m’étonné-je.
— C'est un truc que je vais inclure dans mon programme : faire vérifier les freins des vélos de gosse !
Je console le gamin et lui refile deux laxatifs pour qu'il fasse poser des freins neufs à son tas de ferraille. Du coup, il essuie ses larmes puis il profite de ce que son mouchoir est humide pour étancher le sang qui coule de ses éraflures.
— Ça va aller, petit ?
— Oui, m'sieur, merci.
Nous nous dirigeons vers l'auto. Nous faisons deux pas et le truc imprévisible se produit. Une déflagration déchire le silence de la campagne. Une fumée noire ! Des flammes ! Ma bagnole vient d'exploser et elle flambe comme dans un film américain.
Je cours vers le brasier. Mais tout est inutile. Embrasement général. Quelqu'un a collé sous mes coussins une grenade incendiaire.
Le futur député est d'un vert de hareng amie. Ses lèvres décolorées frémissent.
— Qu'est-ce que ça veut dire ? bafouille-t-il.
— Ça veut dire que le fou dont tu nies l'existence a essayé de s'offrir ta peau, assuré-je. Et comme il n'est pas à une existence près, il se payait la mienne par la même occase. Sans l'accident de ce morveux, on y avait chaud, mon pote !
— Tu tu tu tu… commence le Gros.
— Tu joues au petit train ? ironisé-je.
— Tu…, tu crois que c'était moi qu'étais visé.
— Je te le parie à mille contre un, Bébé Lune ! Tu dois commencer à piger que dans ce patelin, le métier de candidat est de tout repos. De tout repos éternel !
Nous regardons griller ma charrette parmi un cercle de terreux. On nous questionne.
— C'est de l'auto-allumage, renseigné-je avec la certitude de ne les pas leurrer.
La journée démarre bien. Moi qui étais optimiste !
— T'es assuré tous risques, au moins ? grommelle l'Affreux.
— Oui, mon joufflu, Mais toi, tu devrais t'assurer sur la vie.
Il est silencieux, le Béru. Sa philosophie est survoltée vilain. To be or not to be, that is the question !
C'est ce qu'il est en train de se dire…
En français. Et à sa façon !
CHAPITRE XV
Je laisse le soin à Bérurier de commenter pour la presse et nos collègues les péripéties de l'attentat auquel la Providence nous a permis d'échapper et je me boucle dans le commissariat en donnant l'ordre aux gardes de ne laisser entrer personne.
— Laplume vous a déjà appelé deux fois ce matin, monsieur le commissaire, me prévient le secrétaire. Il a laissé un numéro où vous pouvez le joindre.
Je demande la communication. La voix empressée de l'inspecteur Laplume ne tarde pas à chatouiller ma trompe d'Eustache.
— Ça y est, m'sieur le commissaire. J'ai déniché l'auteur du coup de fil.
— Pas possible !
— Parole !
Il est radieux. Je dois convenir que s'il a vraiment retrouvé le correspondant du comte Gaétan de Martillet-Fauceau il a réussi un très bel exploit.
— Qui est-ce ?
— Une femme. Une certaine Natacha Bannet, d'origine slave. Elle habite dans une pension de famille, boulevard de Port-Royal.
— Que fait-elle dans l'existence ?
— Rien à ma connaissance. C'est une belle fille de vingt-cinq ans, blonde, avec des yeux bleus plein la figure, et des cheveux blond cendré.
— Elle vit seule ?
— Oui.
— Où es-tu, toi ?
— Dans la même pension qu'elle. J'ai pris une chambre qui se trouve à deux portes de la sienne. J'attends vos instructions.
Je gamberge. Laplume nous croit coupés et il rabbine des « Allô ! Allô ! » désemparés.
— Calme-toi, fils, je réfléchis. Tu vas essayer de lier connaissance avec elle !
Il manque de chaleur.
— Ça va être coton, m'sieur le commissaire ! J’ai pas votre physique de théâtre. Les femmes ne me sautent pas dessus et quand il m'arrive de sauter sur elles, je reçois plus de beignes que d'encouragements.
— Très bien, surveille-la, j'arrive !
Voilà, ça m'a pris d'un coup. D'un seul ! Je me suis entendu dire ça sans avoir eu besoin de le décider. A quoi cela correspond-il ? Au besoin d'aller renifler l'air de Paris.
Je note l'adresse de Laplume et je raccroche pour aussitôt, demander le numéro de la baraque Viens-Poupoule.
— Passez-moi Pinaud ! dis-je au standardiste, après m'être nommé.
Des sonneries se mettent à rechercher le fossile. Enfin, sa voix enrhumée me parvient : à peine audible tellement il a le nez bouché et les sinus chanstiqués.
— Ah ! C’est toi San-A. ? bavoche le débris. Figure-toi que je tiens une crève carabinée. C'est au point que j'étais en train de me demander si je ne vais pas retourner me coucher…
— Tu retourneras te coucher un autre jour, vieillard, décidé-je. Saute dans une voiture et arrive à Bellecombe-sur-Moulx.
— Hein ? s’étrangle-t-il ; mais j'ai 38,2 !
— Ça prouve que ton métabolisme basai fonctionne. Fais ce que je te dis, ça urge et c'est grave.
— Mais que se passe-t-il ? pleurniche le Délabré.
— Il se passe que les jours de Béru sont en danger. J'ai besoin d'un type avisé et fidèle pour assurer sa protection, tu piges ?
— Mais, je…
J'ai raccroché pour couper au récit de sa grippe et à ses doléances.
Il doit continuer de jacter, là-bas, à l'autre bout du fil. Je sais qu'il viendra et qu'il fera son boulot, l'Enrhumé. Chétif, rouscailleur, il a toujours un pied dans la tombe et un autre sur une peau de banane, mais il tient le choc, le père Pinuche.
— On a des nouvelles de Mathieu Mathieu ? demandé-je à la ronde.