— Où allez-vous ?
Morbleut se présente. Son ancien grade n'impressionne pas les deux hommes.
— Circulez ! tonnent-ils.
— Me dire ça à moi ! Bondit Morbleut. Je suis persuadé, mes braves, que je peux apporter, un précieux concours et je…
Il a droit à un coup de savate dans son hangar à thermomètre. C'est alors que je radine, ma carte à la main.
— Monsieur est avec moi ! dis-je.
Nous avons alors droit à une série de saluts militaires. Furax, Morbleut s'époussette le séant athlétique en invectivant les deux C.R.S. Un supérieur demande ce qui se passe.
Les C.R.S. répondent « R.A.S. » ; le chef dit « O.K. ».Nous entrons. Mon entrée provoque un big silence. Les matuches de Paris me défriment avec stupeur, puis se regardent avec hébétude. Enfin, le commissaire principal Conrouge (qui fut nommé l'an dernier en remplacement du principal Convert sans que son supérieur s'en aperçoive car il est daltonien) se précipite.
— Tiens, te voilà, Beau Gosse. On t'a collé sur le coup, aussi ?
— Officieusement, dis-je.
Ça n'est en somme qu'un demi-mensonge. Les copains font la grimace.
— Alors, on n'a plus qu'à aller à la pêche, ricane l'un d'eux, parait qu'il y a de la truite dans le secteur.
C'est flatteur, mais plein d'une mauvaise humeur à peine déguisée. M'est avis que si je me lance à titre personnel sur cette affaire, les bâtons dans les roues vont pleuvoir dru.
Je prends un ton léger.
— Pas tant de salade ; c'est un simple petit tour d'horizon que le Vieux, curieux comme une belette, m'a demandé d'opérer. Vous avez du neuf sur ces deux meurtres ?
— Le Zéro et l'Infini ! fait Conrouge. Ah ! On ne s'est pas encore tiré les pinceaux de ces salades. C'est le genre de trucs où les idées d'avancement se cassent le nez !
— On va prendre un pot ? proposé-je. Je vous offre une tournée générale, valeureux confrères !
Ça les détend un brin et nous allons au café de la Grande Place qui se trouve dans une petite rue avoisinante. Scotch pour tout le monde. Le ci-devant adjudant Morbleut, dès sa seconde gorgée, se met à faire tartir l'assistance.
— Pas de problème dans cette affaire, mes jeunes amis, dit-il. Il faut mettre la ville en état de siège. Passer à tabac tous les habitants, maison par maison, sans négliger les enfants ni les vieillards, jusqu'à ce que quelqu'un passe aux aveux. Je vous jure que vous obtiendrez ce faisant un résultat rapide ! Allons, messieurs, le prestige de la police française est en cause. Nous nous devons de montrer au peuple qu'on ne peut tuer impunément ceux qui ont le courage de vouloir devenir nos édiles.
— Qui c'est ce vieux c… ? demande un inspecteur en désignant Morbleut.
L'ex-juteux frémit. Je le calme.
— Une relation de vacances, m'excusé-je auprès de mes collègues. Mous sommes en pension dans la même gargote du voisinage.
— Et il te remplace Bérurier au pied levé, en somme ?
— Y a de ça.
Conrouge me tire par la manche.
— Dis voir, ton intervention officieuse, elle ne serait pas d'ordre purement privé par hasard ?
— Tu as le petit doigt branché sur les grandes ondes, conviens-je. Tu sais que je suis comme les chiens de chasse : dès qu'il y a dû mystère quelque part je ne peux plus me tenir.
— Ah bon, soupire le principal. Eh bien, mon gars, fouinasse à ta guise et si tu as du nouveau, fais-m'en part ! Je ne serais pas fâché d'avoir ta collaboration occulte.
De bonne humeur qu'il est, Conrouge ! Il envisage sans déplaisir de bénéficier de mes cellules grises.
— Maintenant, résume-moi le topo, demandé-je.
On s'isole en bout de table et il me fait un petit digest.
Il y a sept jours exactement, au lendemain d'une réunion publique, le député communiste, le comte Gaétan de Martillet-Fauceau fut tiré du lit par la sonnerie du téléphone. Il se leva pour répondre ; son valet de chambre qui vaquait à ses besognes matinales l'entendit dire « Allô ». Puis il perçut plusieurs détonations qu'il prit pour le bruit d'échappement de quelque camion. Vingt minutes plus tard, il porta à son maître son petit déjeuner du matin. Petit déjeuner substantiel car le comte avait bon appétit : caviar, saumon fumé, poulet en gelée, confiture de rose, le tout arrosé d'une demi-bouteille de brut. Il fit dégringoler son plateau en découvrant Martillet-Fauceau gisant dans une mare de sang, sa main droite encore crispée sur le combiné. Il avait morflé trois balles dans le placard à gruyère. Toutes avaient atteint le cœur. Les coups de feu furent tirés à moins de cinquante centimètres de la victime, ce qui prouve clairement que le meurtrier était dans la pièce. Mais on ne releva aucune trace ou empreinte. Nul n'avait vu de personnage suspect dans les environs. On soupçonna le valet de chambre, seulement il se trouvait en compagnie de la cuisinière au moment des coups de feu.
Pour le second meurtre, celui du matin, il ne fait que me répéter ce que le facteur de Saint-Turluru m'a appris. Georges Monféal, le candidat U.N.R. s'était couché tard après une réunion contradictoire organisée dans la salle des réunions contradictoires de Bellecombe-sur-Moulx. Y assistaient une douzaine de personnes parmi lesquelles : sa femme, sa mère, son beau-père, son fils, son jardinier, sa blanchisseuse, un ami d'enfance, le technicien chargé de la sonorisation, la femme de ménage, un contradicteur aphone et le gros public. Le matin, Monféal s'était levé tôt et avait écrit le texte de six tracts et d'un discours. Après quoi, il était allé prendre un bain tandis que sa famille familliait autour de lui. Une heure plus tard, son épouse, ne le voyant pas réapparaître, avait toqué à la porte. Puis elle était entrée et s'était évanouie à la vue de l'horrible spectacle.
— La porte de la salle de bains n'était donc pas fermée de l'intérieur ? m'étonné-je.
— Non : le loquet était bloqué depuis plusieurs semaines.
— Et personne n'a vu entrer personne dans la maison ?
— Non. Ah ! c'est pas du sucre, mon vieux San-A !
— Tu as une opinion, à propos de ces assassinats ?
— Un dingue, sans aucun doute. Il y a dans cette ville un type siphonné que la politique fait sortir de ses gonds.
— Il reste encore des candidats en course ?
— Le parti indépendant a toujours le sien.
— Il doit les avoir en fourreau de parapluie, ce pauvre éligible ! murmuré-je.
— Tu parles ! Note bien que sa protection est assurée dorénavant. Je lui ai collé trois gardes du corps qui ne le quittent pas d'une semelle.
Je me gratte le naze. Les copains ont fait renouveler les consommations à plusieurs reprises déjà et le ton s'est élevé d'une octave et de deux gustaves. Le père Morbleut continue de prodiguer ses pertinents conseils aux « jeunots » de la Rousse Moderne.
— Il faut tondre toutes les femmes du pays pour les faire causer ! affirme-t-il. Elles tiennent à leurs tifs, les garces !
Il caresse son crâne aussi lisse qu'une olive et enchaine :
— Quant aux bonshommes, moi je connais deux méthodes : les gnons pour les timides et la lampe à souder pour les coriaces ! Vous commencez par le maire, histoire de donner l'exemple ; puis vous continuez par le conseil municipal et les notabilités. Tout le monde ! Il faudra de la main-d’œuvre c'est d'accord, mais ça vaut le dérangement d'effectifs.