— Bien sûr, admet le valet de pique, seulement…
— Seulement quoi ?
— Le jardinier, quand je lui ai dit qu'on avait tiré des coups de feu sur Monsieur, s'est mis à hurler et à ameuter le quartier. Il n'avait pas encore traversé la rue que déjà des gens arrivaient…
Je renifle, mécontent. Cet assassin fantôme ne me dit rien qui vaille. M'est avis, les gars, qu'on se croirait dans un roman d'Agatha Christie, non ? L'assassinat de Monsieur le comte dans la bibliothèque, avec le larbin croulant, le jardinier qui taillait les rosiers, la vieille cuisinière dans l'office et l'absence de tout témoignage, c'est assez dans la façon de mon illustre consœur. Si jamais elle bouquine ce très remarquable ouvrage elle va croire que je piétine ses fraisiers. Et pourtant, c'est pas dans mes mœurs. Comme quoi, la réalité dépasse l'affliction, comme disait l'autre.
— On peut voir Maryse ?
— Bien sûr ! Je vais la chercher ?
— Non, je vous suis à l'office.
Je lui file le train dans un couloir suintant, au plâtre cloqué. On s'annonce dans une cuisine un tout petit peu moins grande que la place de la Concorde. A une table de réfectoire, une infiniment vieille dame épluche trois navets véreux.
— Maman, fait le domestique, voici un policier.
— Il s'agit de Madame votre mère ? m’étranglé-je, en biglant le vieillard.
— Oui, fait le larbin. Elle est entrée au service du grand-père de Monsieur le comte sous le roi Charles X. Je l'appelle Maryse car il serait malséant qu'un valet de chambre appelât la cuisinière Maman.
Je me penche sur la vieille dame. Elle est grosse comme une noisette.
— C'est un grand malheur qu'on ait tué ce gamin, gazouille-t-elle d'une voix qui ressemble à de l'eau dans des bottes.
— Au fait, quel âge avait le comte ? m’enquiers-je.
— Soixante-deux ans, répond le domestique.
— Qu'avez-vous fait après avoir averti votre maman ?
Nous sommes retournés sur les lieux…
— Où est la porte de l'office ?
Il me la désigne. Elle est vitrée du haut. Je l'ouvre et je constate qu'elle donne sur une ruelle vieillotte. Un tonnelier travaille devant sa porte.
— Il a été questionné ?
Je demande en désignant le bonhomme.
— Oui, répond le larbin.
— Et il n'a vu sortir personne ?
— Personne. Pourtant, il se trouvait là où vous le voyez.
Du coup, le mystère s'épaissit comme de la Blédine en train de refroidir, mes fils. Ça devient l'énigme de la chambre close, cette affaire ! Je connaissais déjà celle de la maison close, mais elle était sans rapport (même sexuel) avec celle-là !
— Le médecin est arrivé au bout de combien de temps ?
— Presque tout de suite.
— Et la police ?
— Vingt minutes plus tard.
— On a fouillé la maison ?
— De fond en comble.
— Sans rien trouver ?
— Rien.
— Votre maure n'était pas marié ?
— Non.
— Des héritiers ?
— Excepté une petite rente pour maman et moi, il a tout légué au P.C.
Je bigle l'heure. A propos de P.C., il est temps que je regagne le mien.
— Le jardinier habite le quartier ?
— Non. Il demeure dans les environs, à Saint-Turluru-le-Haut.
Comme c'est marrant.
— Et il vient ici tous les combien ?
— Deux fois par semaine pour entretenir les rosiers.
— Son nom ?
— Mathieu Mathieu.
— Vous bégayez ou c'est en deux mots ?
— C'est son nom et son prénom.
— Très bien, je vous remercie.
Le digne homme a alors un élan.
— Ah ! Monsieur le policier, si vous pouvez mettre la main sur le coupable.
— Je lui crèverais les yeux, dit sobrement Maryse en brandissant son couteau.
Tout mon petit monde est encore au bistrot quand je reviens. Morbleut en roule une qui le ferait classer monument historique par le « Ministère des Libations et des Bouilleurs de Cru réunis. » Mes collègues m'aident à le charger dans la voiture et je reprends la route de Saint-Turluru, la tronche pleine de points d'interrogation, tous plus ou moins Louis XV les uns que les autres.
Chemin faisant, le Morbleut m'explique que nous autres, les poulagas civils, nous ne sommes que des plaisantins insignifiants. Seule la gendarmerie nationale est capable d'élucider cette affaire. Il vante les mérites de ce corps d'élite et se met à pleurer d'émotion.
Puis il s'endort, ce qui est pour Moi un précieux réconfort.
Lorsque je m'annonce à l'hôtel du Vieux Donjon et de la Nouvelle Mairie réunis, la soubrette rousse et rance me dit que M'man est montée se préparer pour le dîner qui est imminent.
Je décide de casser une graine avant que d'aller rendre visite à Mathieu Mathieu. Je m'installe à notre table et déballe ma serviette de sa somptueuse enveloppe de papier lorsqu'une voix en provenance de la terrasse me fait tressaillir.
— Dites donc, percepteur de mes choses. Faudrait voir à pas camoufler votre sept de cœur ou autrement sinon je vais vous faire bouffer les trente-deux brèmes sans les assaisonner !
— Mais, mon bon ami ! proteste la voix fluette de l'incriminé, vous faites erreur.
— Me faites pas marrer, j'ai les lèvres gercées !
Je me lève, comme plongé dans un état d'hypnose. Cette voix, ce bel organe noble et grasseyant, il n'en existe qu'un seul au monde, et il appartient à l'illustrissime Bérurier.
Je sors sur la terrasse et, en effet, je découvre mon compère installé à une table, face au percepteur. Il est en manches de chemise (une somptueuse chemise bleu lavande) et porte des bretelles larges comme un essuie-main rutilant, dont le motif, représente un singe grimpant à une liane. Son vieux bitos enfoncé jusqu'à l'arête du naze, pas rasé, vineux, le Gros joue à la belote.
Mon arrivée ne l'émeut pas outre mesure.
— Ah ! Te voilà ! fait-il en me tendant deux doigts, le reste de ses salsifis étant accaparé par une tierce à trèfle. J'ai arrivé ici juste après que t'eusses parti. Je t'aurais bien cavalé au prose, mais la route m'avait fatigué.
Il me désigne le chétif pensionnaire qui lui fait vis-à-vis.
— Dis donc, y a des drôles d'arnaqueurs dans ton Donjon ! Il a l'air de rien, le binoclard, mais il te vous escamote une carte que même un prestigieux-tâteur saurait pas en faire autant ! M'étonne pas qu'il fût été percepteur ! Il devait avoir le grain pour secouer l'artiche du contribuable, ce pingouin !
Le percepteur se fâche.
— Monsieur, vous n'êtes qu'un goujat ! Je ne permettrai pas…
— Et ta sœur ? demande à brûle-pourpoint et d'un ton sans réplique Sa Majesté ; elle fait des ménages ou elle joue au cerceau.
Puis, jetant sa tierce sur la table :
— Tiens, il me fait mal aux seins et je préférerais jouer aux dominos avec un curé !
Bérurier se lève et fait claquer ses bretelles neuves sur son torse puissant.
— Je suis content de te revoir, San-A, dit-il d'un ton jovial. T'as maté un peu ces lance-pierres ? A nouveau, il tend les bretelles.
— C't'un cadeau du chemisier d'en bas de chez moi dont auquel j'ai fait sauter une contravention.
— Elles sont merveilleuses, conviens-je. Un véritable objet d'art :
— Paraît qu'elles sont emportées d'Amérique.
— Je m'en doutais.
— On dira ce que tu veux, mais question d'élégance, les Ricains n'ont pas de leçons à recevoir de nous ! T'as déjà vu des bretelles commak en France, toi ?