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— Je suis sourde mais pas à ce point-là ! dit la vieille dame en l’accueillant avec un grand sourire.

— Vous n’aviez pas oublié notre soirée ? demanda Arthur.

— Tu plaisantes !

— Vous n’emmenez pas votre chien ?

— Pablo dort à poings fermés, il est aussi vieux que moi, tu sais.

— Vous n’êtes pas si vieille, Miss Morrison.

— Si, si, crois-moi ! dit-elle en l’entraînant par le bras dans le couloir.

Arthur installa confortablement Miss Morrison et lui servit un verre de vin.

— J’ai une surprise pour vous ! dit-il en présentant la pochette du film. Le délicieux visage de Miss Morrison s’illumina.

— La scène de combat sur le port est un morceau d’anthologie !

— Vous l’avez déjà vu ?

— Un certain nombre de fois !

— Et vous n’en êtes pas lassée ?

— Tu as déjà vu Bruce Lee torse nu ?

*

Kali se leva d’un bond, elle attrapa sa laisse dans la gueule et commença à tourner en rond dans le salon en remuant la queue.

Lauren était lovée sur le canapé, en peignoir et grosses chaussettes de laine. Elle abandonna sa lecture pour suivre d’un regard amusé Kali qui faisait les « cent pattes », referma le traité de neurochirurgie et embrassa tendrement la tête de sa chienne. « Je m’habille et on y va. »

Quelques minutes plus tard Kali gambadait dans Green Street ; un peu plus loin, sur le trottoir de Fillmore, un jeune peuplier avait l’air de sentir drôlement bon, Kali y entraîna sa maîtresse. Lauren était songeuse, le vent du soir la fit frissonner.

L’intervention du lendemain l’inquiétait, elle pressentait que Fernstein la mettrait aux commandes. Depuis qu’il avait décidé de prendre sa retraite à la fin de l’année, le vieux professeur la sollicitait de plus en plus, comme s’il cherchait à accélérer sa formation. Tout à l’heure en rentrant, à la lumière de sa lampe de chevet, elle relirait ses notes, encore et encore.

*

Miss Morrison était ravie de sa soirée. Dans la cuisine, elle essuyait les assiettes qu’Arthur lavait.

— Je peux te poser une question ?

— Toutes celles que vous voulez.

— Tu n’aimes pas le karaté, et ne me dis pas qu’un jeune homme comme toi n’a trouvé qu’une vieille femme de quatre-vingts ans pour partager son dimanche soir.

— Il n’y avait pas de question dans ce que vous venez de dire, Miss Morrison.

La vieille dame posa sa main sur celle d’Arthur et fit la moue.

— Oh si, il y avait une question ! Elle était induite et tu l’as très bien comprise. Et puis arrête avec ton Miss Morrison, appelle-moi Rose !

— J’aime passer ce dimanche soir en votre compagnie pour répondre à votre question induite.

— Toi, mon grand, tu as la tête de quelqu’un qui se cache à l’abri de la solitude !

Arthur dévisagea Miss Morrison.

— Voulez-vous que je promène votre chien ?

— C’est une menace ou une question ? reprit Rose.

— Les deux !

Miss Morrison alla réveiller Pablo et lui passa son collier.

— Pourquoi l’avez-vous appelé ainsi ? demanda Arthur sur le pas de la porte.

La vieille dame se pencha à son oreille pour lui confier que c’était le prénom du plus mémorable de ses amants.

— …J’avais trente-huit ans, lui cinq de moins ou dix peut-être ? À mon âge la mémoire fait défaut, quand ça nous arrange. L’original était un sublime Cubain. Il dansait comme un dieu et il était bien plus éveillé que ce Jack Russell, crois-moi sur parole !

— Je vous crois volontiers, dit Arthur, en tirant sur la laisse du petit chien qui freinait de toutes ses pattes dans le couloir.

— Ah, La Havane ! soupira Miss Morrison en refermant sa porte.

Arthur et Pablo descendaient Fillmore Street. Le chien s’arrêta au pied d’un peuplier. Pour une raison qui échappait totalement à Arthur, l’arbre éveillait soudain chez l’animal un vif intérêt. Arthur mit ses mains dans ses poches et s’adossa au muret, laissant Pablo profiter de ce rare moment d’éveil. Son téléphone portable vibra dans sa poche, il décrocha.

— Tu passes une bonne soirée ? demanda Paul.

— Excellente.

— Et là, qu’est-ce que tu fais ?

— À ton avis, Paul, combien de temps un chien peut-il rester à renifler le pied d’un arbre ?

— Je vais raccrocher, dit Paul perplexe, je vais vite aller me coucher avant que tu me poses une autre question !

*

À deux blocs de là, au deuxième étage d’une petite maison victorienne perchée sur Green Street, la lumière de la chambre d’une jeune neurochirurgienne s’éteignit.

5.

Le réveil posé sur la table de nuit tirait Lauren d’un sommeil si profond qu’il lui était douloureux d’ouvrir les yeux. La fatigue accumulée au long de l’année la plongeait certains matins dans l’humeur grise des premières heures du jour. Il n’était pas encore sept heures quand elle gara sa Triumph sur le parking de l’hôpital. Dix minutes plus tard, vêtue de sa blouse, elle abandonnait le rez-de-chaussée des Urgences et se rendit chambre 307. Le petit singe reposait sous le cou protecteur d’une girafe. Un peu plus loin, un ours blanc veillait sur eux. Les animaux de Marcia dormaient encore sur le rebord de la fenêtre. Lauren regarda les dessins accrochés au mur, habiles pour une enfant qui depuis quelques mois ne voyait que de mémoire.

Lauren s’assit sur le lit et caressa le front de Marcia, qui s’éveilla.

— Coucou, dit Lauren, c’est le grand jour.

— Pas encore, répondit Marcia en ouvrant les paupières. Pour l’instant c’est encore la nuit.

— Plus pour longtemps, ma chérie, plus pour longtemps. On va venir te chercher très bientôt pour te préparer.

— Tu restes avec moi ? demanda Marcia, inquiète.

— Je dois aller me préparer aussi, je te retrouverai à l’entrée du bloc.

— C’est toi qui vas m’opérer ?

— J’assiste le professeur Fernstein, celui qui a la voix très grave comme tu dis.

— Tu as peur ? questionna la petite fille.

— Tu m’as prise de vitesse, c’est moi qui voulais te poser la question.

L’enfant dit qu’elle n’avait pas peur, puisqu’elle avait confiance.

— Je monte et je te retrouve très bientôt.

— Ce soir j’aurai gagné mon pari.

— Qu’as-tu parié ?

— J’ai deviné la couleur de tes yeux, je l’ai écrite sur un papier, il est plié dans le tiroir de ma table de nuit, nous l’ouvrirons toutes les deux après l’opération.

— Je te le promets, dit Lauren en partant.

Marcia se pencha, ignorant totalement la présence de Lauren qui s’était retournée sur le pas de la porte pour la regarder, silencieuse. L’enfant glissa sous son lit.

— Je sais bien que tu t’es caché quelque part, mais tu n’as aucune raison d’avoir peur, dit la petite fille.

Sa main tâtait le sol, à la recherche d’une peluche. Ses doigts effleurèrent la fourrure du hibou, elle l’installa face à elle.

— Tu dois sortir d’ici, tu n’as aucune raison d’avoir peur de la lumière, dit-elle. Si tu me fais confiance je te montrerai les couleurs ; tu as confiance en moi, n’est-ce pas ? Maintenant c’est chacun son tour, tu crois que je n’avais pas peur du noir, moi ? Tu sais, c’est difficile de te décrire le jour, c’est juste beau. Je préfère le vert, mais j’aime bien le rouge aussi, les couleurs ont des odeurs, c’est comme cela qu’on les reconnaît, attends, ne bouge pas, je vais te montrer.