Paul leva bras et yeux au ciel. La sonnette retentit et les portes de la cabine s’ouvrirent au troisième sous-sol du parking.
Avant de prendre place derrière le volant, Paul fit quelques flexions.
— Je suis vidé, dit-il. Des journées comme ça sont trop crevantes.
Arthur entra dans la voiture sans faire de commentaire.
*
Le rythme cardiaque de Marcia était stable. Fernstein demanda l’augmentation progressive de l’anesthésie. Une deuxième série d’échographies confirma que l’exérèse suivait son cours normal. Millimètre par millimètre, les bras électroniques manipulés par le docteur Lalonde taillaient la tumeur située dans le lobe occipital du cerveau de Marcia et remontaient les coupes vers la surface. À la quatrième heure, il leva la tête.
— Relève ! demanda le chirurgien dont les yeux avaient atteint le seuil limite de fatigue.
Fernstein fit signe à Lauren de s’asseoir devant l’appareil. Elle eut un moment d’hésitation et trouva la force qui lui manquait dans le regard apaisant de son professeur. Mille fois elle avait répété ces gestes au cours de simulations, mais aujourd’hui une vie dépendait de sa performance.
Dès qu’elle fut aux commandes, le trac disparut. Lauren rayonnait. Du bout de deux pinces, elle touchait à un rêve.
Son maniement était excellent, son habileté probante. Toute l’équipe la regardait à l’œuvre et Norma sut lire dans les yeux du professeur la fierté qu’il ressentait pour son élève.
Lauren opéra sans relâche jusqu’à la septième heure. Quand elle souhaita être remplacée à son tour, l’ordinateur indiquait que l’exérèse était accomplie à soixante-seize pour cent. Lalonde reprit sa place. D’un clin d’œil, il congratula sa jeune collègue pour sa performance.
*
— Je te dépose au bureau et je file à la maison, dit Paul.
— Laisse-moi sur Union Square, je dois faire une course.
— Je pourrais savoir pourquoi tu veux acheter une laisse alors que tu n’as pas de chien ?
— Pour une amie !
— Rassure-moi, elle a un chien au moins ?
— Elle a soixante-dix-neuf ans si cela peut te tranquilliser.
— Pas vraiment, soupira Paul en se rangeant le long du trottoir devant le grand magasin Macy’s.
— Où se retrouve-t-on pour notre dîner ? demanda Arthur en descendant de la voiture.
— Au Cliff House, à vingt heures, et fais un effort, on ne peut pas dire que tu aies brillé par ta courtoisie la dernière fois. Tu as une deuxième chance de faire une première bonne impression, essaie de ne pas la rater !
Arthur regarda le cabriolet s’éloigner, il jeta un coup d’œil à la vitrine et entra dans la porte à tambour du grand magasin.
*
L’anesthésiste remarqua l’inflexion du tracé sur le moniteur. Il vérifia aussitôt la saturation sanguine. L’équipe nota le changement qui venait de s’opérer sur les traits du médecin. Son instinct venait de le mettre en alerte.
— Vous avez un saignement ? interrogea-t-il.
— Rien à l’image pour l’instant, dit Fernstein en se penchant sur le moniteur du docteur Peterson.
— Quelque chose ne va pas ! affirma l’anesthésiste.
— Je refais une écho, reprit le spécialiste en charge de l’imagerie.
L’atmosphère sereine qui régnait dans le bloc opératoire venait soudain de disparaître.
— La petite plonge ! reprit sèchement le docteur Cobbler en augmentant le débit d’oxygène.
Lauren se sentit impuissante. Elle fixa Fernstein du regard et comprit dans les yeux du professeur que la situation était en passe de devenir critique.
— Prenez sa main, lui murmura son patron.
— Que fait-on ? demanda Lalonde à Fernstein.
— On continue ! Adam, que nous dit l’échographie ?
— Pas grand-chose pour l’instant, répondit le médecin.
— J’ai un début d’arythmie, indiqua Norma en avisant l’électrocardiographe qui clignotait.
Richard Lalonde tapa rageusement du plat de la main sur sa console.
— Dissection sur l’artère cérébrale postérieure ! énonça-t-il sèchement.
Tous les membres de l’équipe se regardèrent. Lauren retint son souffle et ferma les yeux.
Il était dix-sept heures vingt-deux. En une minute, la paroi endommagée de l’artère qui irriguait la partie postérieure du cerveau de Marcia se déchira sur deux centimètres. Sous la pression du sang qui jaillit en trombe, la déchirure s’allongea encore. La vague qui déferlait par la plaie béante envahit la cavité crânienne. En dépit du drain que Fernstein implanta aussitôt, le niveau ne cessa de monter à l’intérieur du crâne, noyant le cerveau à une vitesse fulgurante.
À dix-sept heures vingt-sept, sous les yeux impuissants de quatre médecins et infirmières, Marcia cessa de respirer pour toujours. La main de la petite fille que Lauren retenait dans la sienne s’ouvrit, comme pour libérer un ultime souffle de vie qu’elle aurait caché au creux de sa paume.
Silencieuse, l’équipe sortit du bloc opératoire et se dispersa dans le couloir. Personne n’y pouvait rien. La tumeur, dans sa malignité, avait caché aux appareils les plus sophistiqués de la médecine moderne l’anévrisme d’une petite artère dans le cerveau de Marcia.
Lauren resta seule, retenant quelque temps encore les doigts inertes de la petite fille. Norma s’approcha et desserra les doigts de la main de la jeune neurochirurgienne.
— Venez maintenant.
— J’avais promis, murmura Lauren.
— C’est bien la seule erreur que vous aurez commise aujourd’hui.
— Où est Fernstein ? demanda-t-elle.
— Il a dû aller voir les parents de la petite.
— J’aurais voulu le faire, moi.
— Je crois que vous avez eu votre compte d’émotions pour aujourd’hui. Et si je peux me permettre un conseil, avant de rentrer chez vous, allez traîner dans un grand magasin.
— Pour quoi faire ?
— Pour voir de la vie, plein de vies !
Lauren caressa le front de Marcia et recouvrit les yeux de l’enfant du drap vert ; elle quitta la salle.
Norma la regardait s’éloigner dans le couloir. Elle hocha la tête et éteignit le bloc de lumière suspendu au-dessus de la table d’opération, la pièce plongea dans la pénombre.
*
Arthur avait trouvé son bonheur au troisième étage du grand magasin : la laisse à enrouleur qui ferait la joie de Miss Morrison. Les jours gris, elle pourrait rester sous l’auvent de l’immeuble à l’abri de la pluie tandis que Pablo irait vaquer à son gré dans le caniveau.
Il quitta la caisse centrale où il venait de régler son achat ; en chemin une femme qui choisissait des pyjamas pour hommes lui adressa un sourire, Arthur le lui rendit et se dirigea vers l’escalator.
Sur l’escalier mécanique, une main délicate se posa sur son épaule. Arthur se retourna et la femme descendit une marche pour se rapprocher de lui.
De toutes ses liaisons amoureuses, il n’y en avait qu’une qu’il regrettait d’avoir vécue…
— Ne me dis pas que tu ne m’as pas reconnue ? demanda Carol-Ann.
— Pardonne-moi, j’étais ailleurs.
— Je sais, j’ai appris que tu vivais en France. Tu vas mieux ? demanda son ex d’un air compatissant.
— Oui, pourquoi ?
— J’ai aussi appris que cette fille pour laquelle tu m’avais quittée… enfin j’ai su que tu étais veuf, quelle tristesse…
— De quoi parles-tu ? répliqua Arthur perplexe.
— J’ai croisé Paul dans un cocktail le mois dernier. Je suis vraiment désolée.
— J’ai été ravi de te croiser mais je suis un peu en retard, reprit Arthur.