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— J’aime cet endroit. Les émigrants de mon pays racontent souvent leur arrivée à New York par bateau et le bonheur qui les a envahis lorsque, entassés sur le pont du navire, ils ont enfin vu Manhattan se dévoiler dans la brume. Moi je suis venue par l’Asie en avion. La première chose que j’ai vue par le hublot quand nous avons traversé la couche de nuages, c’est la prison d’Alcatraz. Je l’ai interprétée comme un signe que la vie m’envoyait. Ceux qui à New York ont vu la liberté l’ont souvent compromise ou gâchée, moi j’aurai tout à gagner !

— Tu arrivais de Russie ? demanda Paul, ému.

— D’Ukraine, malheureux ! dit Onega en roulant les r avec beaucoup de sensualité. Ne dis jamais à l’un de mes compatriotes qu’il est russe ! Pour une telle ignorance, tu mérites que je ne t’embrasse plus, pendant quelques heures au moins, ajouta-t-elle en adoucissant sa voix.

— Quel âge avais-tu quand tu es arrivée ? questionna Paul, sous le charme.

Onega s’éloigna vers le bout de la jetée. Elle rit aux éclats.

— Je suis née à Sausalito, idiot ! J’ai fait mes études à Berkeley et je suis juriste à l’hôtel de ville. Si tu m’avais posé un peu plus de questions au lieu de parler tout le temps, tu le saurais déjà.

Paul se sentit ridicule, il s’appuya à la balustrade et regarda vers le grand large. Onega s’approcha et se serra contre lui.

— Pardonne-moi, mais tu étais tellement mignon que je n’ai pas pu m’empêcher de continuer à te faire marcher. Et puis ce n’était pas un gros mensonge ; à une génération près, cette histoire est vraie, c’est arrivé à ma mère. Tu me ramènes ? Je travaille tôt demain, dit-elle juste avant de poser ses lèvres sur celles de Paul.

*

La télévision était éteinte. Miss Morrison aurait dû regarder son film, mais ce soir le cœur n’y était pas. Elle déposa Pablo à ses pieds et prit le double des clés de son voisin.

Elle trouva Arthur inconscient, allongé au pied du canapé. Elle se pencha sur lui et lui tapota les joues. Il ouvrit les yeux. Le visage calme de Miss Morrison se voulait rassurant, mais c’était tout le contraire. Il entendait sa voix dans le lointain et ne la voyait pas. Il essaya en vain de prononcer quelques paroles, il lui était difficile d’articuler. Sa bouche était desséchée. Miss Morrison alla remplir un verre d’eau, et humecta ses lèvres.

— Restez tranquille, je vais appeler les secours tout de suite, lui dit-elle en caressant son front.

Elle se dirigea vers le bureau à la recherche du téléphone. Arthur réussit à tenir le verre de sa main droite, la gauche n’obéissait à aucune commande. Le liquide glacé coula dans sa gorge, il déglutit. Il voulut se relever mais sa jambe restait immobile. La vieille dame se retourna pour le surveiller, il avait repris quelques couleurs. Elle allait soulever le combiné quand la sonnerie du téléphone retentit.

— Tu te fous de ma gueule ! hurla Paul.

— Par qui ai-je l’honneur de me faire engueuler ? demanda Miss Morrison.

— Je ne suis pas chez Arthur ?

*

Le répit avait été de courte durée. Betty entra en trombe dans le box où Lauren dormait.

— Dépêche-toi, le dispatch vient de nous prévenir, dix ambulances arrivent. Une bagarre dans un bar.

— Les salles d’examens sont libres ? questionna Lauren en se relevant d’un bond.

— Un seul patient, rien de grave.

— Alors sors-moi ce type de là et appelle du renfort, dix unités mobiles peuvent nous amener jusqu’à vingt blessés.

*

Paul entendit la sirène hurler dans le lointain, il jeta un coup d’œil à son rétroviseur. Par instants, il pouvait y voir scintiller les gyrophares des secours qui se rapprochaient de lui. Il accéléra, tambourinant d’inquiétude sur son volant. Sa voiture s’immobilisa enfin devant le petit immeuble où vivait Arthur. La porte du hall était ouverte, il se précipita vers la cage d’escalier, grimpa les marches en courant et arriva, haletant, dans l’appartement.

Arthur était allongé au pied du canapé, Miss Morrison lui tenait la main.

— Il nous a fait une sacrée peur, dit-elle à Paul, mais je crois que cela va mieux. J’ai appelé une ambulance.

— Elle arrive, dit Paul en s’approchant de lui. Comment te sens-tu ? demanda-t-il à son ami, d’une voix qui masquait mal son inquiétude.

Arthur tourna la tête dans sa direction et Paul réalisa aussitôt que quelque chose clochait.

— Je ne te vois pas, murmura Arthur.

8.

Le secouriste s’assura que la civière était bien en place et referma la ceinture de sûreté. Il cogna à la vitre qui le séparait du conducteur, l’ambulance se mit en route. Penchée au balcon de l’appartement d’Arthur, Miss Morrison regarda le véhicule de secours tourner au carrefour avant de disparaître toutes sirènes hurlantes. Elle referma la fenêtre, éteignit les lumières et rentra chez elle. Paul avait promis de l’appeler dès qu’il en saurait un peu plus. Elle s’assit dans son fauteuil, attendant dans le silence que le téléphone sonne.

Paul avait pris place au côté du secouriste qui surveillait la tension d’Arthur. Son ami lui fit signe de s’approcher.

— Il ne faut pas qu’ils nous emmènent au Memorial, murmura-t-il à son oreille. J’y étais tout à l’heure.

— Raison de plus pour y retourner et leur faire un scandale. T’avoir laissé sortir dans cet état-là relève de la faute professionnelle.

Paul s’interrompit, le temps de regarder Arthur d’un air circonspect.

— Tu l’as vue ?

— C’est elle qui m’a examiné.

— Je ne te crois pas !

Arthur tourna la tête, sans répondre.

— C’est pour ça que tu as fait ce malaise, mon vieux ; tu as le syndrome du cœur brisé, tu souffres depuis trop longtemps.

Paul ouvrit la petite lucarne de séparation et demanda au chauffeur vers quel hôpital ils se dirigeaient.

— Mission San Pedro, répondit le conducteur.

— Parfait, maugréa Paul en refermant la vitre.

— Tu sais, j’ai croisé Carol-Ann cette après-midi, murmura Arthur.

Paul le regarda, cette fois l’air compatissant.

— Ce n’est pas grave, détends-toi, tu délires un petit peu et tu crois revoir toutes tes ex-petites amies, mais ça va passer.

L’ambulance arriva à destination dix minutes plus tard. Dès que les brancardiers entrèrent dans le hall désert du Mission San Pedro Hospital, Paul réalisa l’idiotie qu’il avait commise en les laissant venir ici. L’infirmière Cybile abandonna son livre et sa guérite pour conduire les ambulanciers vers une salle d’examens. Ils installèrent Arthur sur le lit et prirent congé.

Pendant ce temps, Paul complétait le rapport d’accident au comptoir de l’accueil. Il était plus de minuit quand Cybile revint vers lui ; elle avait déjà bipé l’interne de service et jura qu’il ne tarderait pas à venir. Le docteur Brisson achevait sa visite d’étage. Dans la salle d’examens, Arthur ne souffrait plus, il plongeait doucement dans les limbes d’un sommeil abyssal. La migraine avait enfin cessé, comme par enchantement. Et depuis que la douleur s’était envolée, Arthur, heureux, voyait à nouveau…

La roseraie était splendide, éclatante de roses de mille couleurs. Une Cardinale blanche, d’une taille comme il n’en avait encore jamais vu, s’ouvrait devant lui. Miss Morrison arriva en fredonnant. Elle prit soin de couper la fleur bien au-dessus du nœud formé sur la tige et l’emporta sous la véranda. Elle s’installa confortablement sur la balancelle, Pablo dormait à ses pieds. Elle préleva les pétales un à un et se mit à les coudre sur la veste en tweed avec une infinie délicatesse. C’était une belle idée de les utiliser ainsi pour remplacer la poche manquante. La porte de la maison s’ouvrit, sa mère descendit les marches du perron. Elle portait, sur un plateau en osier, une tasse de café et quelques biscuits pour le chien. Elle se pencha vers l’animal pour les lui donner.