— C’est moi qui m’occupe de lui ! dit-elle, en lui faisant un clin d’œil.
Une armoire, une chaise en paille tressée et une table roulante composaient le mobilier de la pièce. Arthur dormait, un tube d’oxygène dans les narines, une perfusion dans la veine de son bras. Il avait la tête penchée sur le côté, un pansement entourait son crâne. Paul s’approcha à pas lents, contenant l’émotion qui le submergeait.
Il approcha la chaise du lit. En regardant Arthur ainsi muré dans son silence, mille souvenirs et autant de moments partagés lui revinrent en mémoire.
— De quoi j’ai l’air ? murmura Arthur les yeux clos.
Paul toussota.
— D’un maharadja qui aurait pris une cuite.
— Comment vas-tu ?
— On s’en fiche un peu, et toi ?
— Un peu mal à la tête, je me sens très fatigué, répondit Arthur d’une voix pâteuse. Je t’ai gâché ta soirée non ?
— On peut voir ça sous cet angle-là, tu m’as surtout fichu une sacrée trouille.
— Arrête de faire cette tête-là, Paul.
— Tu as les yeux fermés !
— Je te vois quand même. Et cesse de t’inquiéter, les médecins m’ont dit qu’une fois l’hématome résorbé on récupérait à toute vitesse. La preuve !
Paul avança vers la fenêtre. La vue donnait sur les jardins de l’hôpital. Un couple avançait, à pas lents, le long d’une allée bordée de massifs de fleurs. L’homme portait une robe de chambre, sa femme l’aidait dans sa marche. Ils s’assirent sur un banc, sous un tilleul argenté. Paul resta le regard fixé au-dehors.
— J’ai encore trop de défauts pour rencontrer la femme de ma vie, mais je voudrais changer tu sais.
— Tu voudrais changer quoi ?
— Cet égoïsme qui me fait te parler de moi alors que je suis au chevet de ton lit d’hôpital, par exemple. Je voudrais être comme toi.
— Tu veux dire avec un turban sur la tête et une migraine de cachalot ?
— Réussir à m’abandonner sans avoir la trouille au ventre, à vivre les défauts de l’autre comme des fragilités sublimes.
— C’est d’aimer dont tu parles ?
— Quelque chose comme ça, oui. C’est tellement incroyable ce que tu as fait.
— M’être fait percuter par un side-car ?
— Avoir continué à l’aimer sans retour. Avoir su te nourrir du seul sentiment que tu lui portais, avoir respecté sa liberté, te contenter du fait qu’elle existe sans chercher à la revoir, juste pour la protéger.
— Ce n’est pas pour la protéger, Paul, c’est pour lui laisser le temps de s’accomplir. Si je lui avais dit la vérité, si nous avions vécu cette histoire, je l’aurais éloignée de sa vie.
— Tu l’attendras tout ce temps-là ?
— Autant que je le pourrai.
L’infirmière qui était entrée sans qu’ils l’entendent fit signe à Paul que le temps de visite réglementaire tirait à sa fin, Arthur devait se reposer. Pour une fois Paul ne chercha pas à discuter. Quand il arriva au pas de la porte, il se retourna et regarda Arthur.
— Ne me refais jamais un coup comme ça.
— Paul ?
— Oui.
— Elle était là cette nuit, n’est-ce pas ?
— Repose-toi, nous en reparlerons plus tard.
Paul avançait dans le couloir, les épaules lourdes. Nancy le rejoignit devant l’ascenseur. Elle entra dans la cabine avec lui et appuya sur le bouton du second. Tête baissée, Nancy fixait le bout de ses sandales.
— Vous n’êtes pas si mal que ça, vous savez.
— Et vous ne m’avez pas vu en tenue de chirurgien !
— Non, mais j’ai entendu votre conversation.
Et comme Paul semblait ne pas comprendre ce qu’elle essayait de lui dire, elle le regarda droit dans les yeux et ajouta qu’elle aurait aimé avoir un ami comme lui. Alors que les portes de la cabine s’ouvraient sur le palier, elle se hissa sur la pointe des pieds et posa un baiser sur sa joue, avant de disparaître.
*
Le professeur Fernstein avait laissé un message sur le répondeur de Lauren. Il voulait la voir au plus vite. Il passerait à son domicile en fin de journée. Sans laisser d’autre explication, il raccrocha.
— Je ne sais pas si nous avons raison de faire ça, dit Mme Kline.
Fernstein rangea son téléphone portable.
— Il est un peu tard pour changer de ligne de conduite, vous ne trouvez pas ? Vous ne pouvez pas risquer de la perdre une seconde fois, c’est bien ce que vous m’avez toujours dit ?
— Je ne sais plus, peut-être que lui avouer enfin la vérité nous délivrerait tous les deux d’un poids énorme.
— Avouer sa faute à l’autre pour soulager sa conscience, c’est une belle idée, mais c’est tout simplement de l’égoïsme. Vous êtes sa mère, vous avez vos raisons de craindre qu’elle ne vous pardonne pas. Moi, je ne supporte pas l’idée qu’elle apprenne un jour que j’ai renoncé, que c’est moi qui ai voulu la débrancher.
— Vous avez agi selon vos convictions, vous n’avez rien à vous reprocher.
— Ce n’est pas cette vérité qui compte, reprit le professeur. Si j’avais été dans sa situation, si mon sort avait dépendu de sa décision médicale, je sais qu’elle n’aurait jamais renoncé.
La mère de Lauren s’assit sur un banc. Fernstein prit place à côté d’elle. Le regard du vieux professeur se perdait dans les eaux calmes du petit port de plaisance.
— J’en ai encore pour dix-huit mois, au mieux ! Après mon départ, faites comme bon vous semble !
— Je croyais que vous preniez votre retraite à la fin de l’année ?
— Je ne parlais pas de ma retraite.
Mme Kline posa sa main sur celle du vieux professeur. Les doigts tremblaient. Il prit un mouchoir dans sa poche et s’épongea le front.
— J’ai sauvé des tas de gens dans ma vie, mais je crois que je n’ai jamais su les aimer, la seule chose qui m’intéressait était de les soigner. Je gagnais des victoires contre la mort et la maladie, j’étais plus fort qu’elles, enfin jusqu’à maintenant. Je n’ai même pas été foutu d’avoir un enfant. Quel revers pour quelqu’un qui prétend s’être voué à la vie !
— Pourquoi avez-vous fait de ma fille votre protégée ?
— Parce qu’elle est tout ce que j’aurais voulu être. Elle est courageuse là où je n’étais qu’obstiné, elle invente là où je ne faisais qu’appliquer, elle a survécu là où je vais mourir, et j’ai une peur bleue. Je me réveille la nuit la trouille au ventre. J’ai envie de donner des coups de pied dans ces arbres qui vont me survivre ; j’ai oublié de faire tant de choses.
Mme Kline prit le professeur par la main et l’entraîna dans l’allée.
— Où allons-nous ?
— Suivez-moi et ne dites rien.
Ils remontèrent le long de la Marina. Devant eux, près de la jetée, un petit parc accueillait une ribambelle d’enfants en bas âge. Trois balançoires s’élevaient dans le ciel au prix des efforts surhumains de parents épuisés, qui poussaient sans relâche ; le toboggan ne désemplissait pas, en dépit de la bonne volonté d’un grand-père qui tentait d’en réguler l’accès ; une construction de bois et de cordages souffrait des assauts de Robinsons en herbe, un petit garçon s’était coincé dans une tubulure rouge, il hurlait, paniqué. Un peu plus loin, une mère tentait, sans résultat, de convaincre son chérubin d’abandonner le bac à sable et de venir prendre son goûter. Assortie de chants indiens, une ronde infernale tournait sans pitié autour d’une jeune fille au pair tandis que deux garçons se disputaient un ballon. Le concert de pleurs, de hurlements et de cris virait à la cacophonie.
Accoudée à la barrière, Mme Kline épiait cet enfer miniature ; le visage éclairé d’un sourire complice, elle regarda le professeur.