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— Vous voyez, vous n’avez pas tout perdu !

Une petite fille, qui chevauchait un cheval à ressort, leva la tête. Son père venait de pousser le portillon de l’aire de jeu. Elle abandonna sa monture, se précipita à sa rencontre et sauta dans ses bras grands ouverts. L’homme la hissa à sa hauteur et l’enfant se blottit contre lui, en enfouissant sa tête au creux de sa nuque, avec une infinie tendresse.

— C’était bien tenté, dit le professeur en souriant à son tour.

Il regarda sa montre et s’excusa, l’heure de son rendez-vous avec Lauren approchait. Sa décision la mettrait hors d’elle, même s’il l’avait prise dans son intérêt. Mme Kline le regarda s’éloigner, seul dans l’allée ; il traversa le parking et monta dans sa voiture.

*

Les arbres alignés sur les trottoirs de Green Street pliaient sous le poids de leur feuillage. En cette saison, la rue éclatait de couleurs. Les jardins des maisons victoriennes étaient bordés de fleurs. Le professeur sonna à l’interphone de l’appartement de Lauren et grimpa à l’étage. Assis sur le canapé du salon, il prit son air le plus grave et l’informa qu’elle était mise à pied ; il lui était interdit de s’approcher du Memorial Hospital pendant deux semaines. Lauren refusa de le croire, une telle décision devait être validée par un conseil de discipline devant lequel elle pourrait défendre sa cause. Fernstein lui demanda d’entendre ses arguments. Il avait obtenu sans trop de difficultés de la part de l’administrateur du Mission San Pedro qu’il s’abstienne d’engager toute poursuite, mais pour convaincre Brisson de retirer sa plainte, il lui avait fallu une monnaie d’échange. L’interne avait exigé une punition exemplaire. Deux semaines de congé sans solde étaient un moindre mal au regard du sort encouru s’il n’avait pu étouffer ainsi l’affaire. Et même si la colère la gagnait à penser aux exigences amères de Brisson. Lauren, scandalisée par cette injustice qui laissait son salopard de collègue à l’abri de toute sanction pour ses négligences inavouables, savait que son professeur venait de protéger sa carrière.

Elle se résigna et accepta la sentence. Fernstein lui fit jurer qu’elle respecterait le marché à la lettre : en aucun cas elle ne s’aventurerait près de l’hôpital, pas plus qu’elle n’entrerait en contact avec les membres de son équipe. Même le Parisian Coffee lui était interdit.

Quand Lauren lui demanda ce qu’elle aurait le droit de faire pendant ses quinze journées perdues, Fernstein lui fit une réponse ironique : elle allait enfin pouvoir se reposer. Lauren regarda son professeur, reconnaissante et furieuse, elle était sauvée et vaincue. L’entretien n’avait pas duré plus d’un quart d’heure. Fernstein la complimenta pour son appartement, il trouvait l’ensemble bien plus féminin que ce qu’il s’était imaginé, Lauren lui désigna la porte d’un doigt autoritaire. Sur le palier, Fernstein ajouta qu’il avait donné des instructions précises au standard pour qu’on refuse tout appel émanant d’elle, il lui était interdit de pratiquer la médecine le temps de la sanction, même par téléphone. En revanche elle pouvait mettre cette période à profit pour compulser ses derniers cours de fin d’internat.

En reprenant la route, Fernstein ressentit une violente douleur. Le « crabe » qui le rongeait venait de mordre. Il profita d’un feu rouge pour essuyer son front qui perlait de sueur. Derrière lui, un automobiliste impatient avait beau user de son avertisseur pour l’inviter à avancer, il ne trouvait pas la force d’appuyer sur l’accélérateur. Le vieux médecin ouvrit sa vitre et aspira à pleins poumons, cherchant à reprendre un peu de ce souffle qui lui manquait. La souffrance était saisissante et sa vue se troublait. Dans un ultime effort, il changea de file et réussit à se ranger sur un parking réservé à la clientèle d’un magasin de fleurs.

Le contact coupé, il desserra sa cravate, défit le bouton du col de sa chemise et posa sa tête sur le volant. Cet hiver, il voudrait emmener Norma dans les Alpes et voir encore une fois la neige, et puis il la conduirait jusqu’en Normandie. L’oncle médecin qui avait marqué son enfance y reposait dans un cimetière, entouré de neuf mille autres tombes. La douleur reculait enfin, il relança le moteur et reprit sa route, remerciant le ciel que cette crise n’ait pas eu lieu pendant une opération.

*

Une Audi grise roulait vers la Marina, la température de cette fin de journée était douce. De ravissantes créatures venaient fréquemment courir à cette heure dans les allées qui longent le petit port de plaisance. Une jeune femme s’y promenait en compagnie de son chien. Paul se rangea sur l’aire de stationnement et la rejoignit à pied.

Lauren était perdue dans ses pensées, elle sursauta quand il l’aborda.

— Je ne voulais pas vous faire peur, dit-il, je suis désolé.

— Merci d’être venu aussi vite. Comment va-t-il ?

— Mieux, il a quitté la réanimation, il s’est réveillé et il ne semble pas souffrir.

— Vous avez parlé à l’interne de garde ?

Paul n’avait pu s’entretenir qu’avec une infirmière, elle était confiante. Arthur récupérait très bien. Demain, elle enlèverait la perfusion et commencerait à le réalimenter.

— C’est bon signe, dit Lauren en libérant la laisse de Kali.

La chienne partit gambader derrière quelques mouettes qui volaient en rase-mottes au-dessus des pelouses.

— Vous prenez une journée de repos ?

Lauren expliqua à Paul que le sauvetage lui avait coûté deux semaines de mise à pied. Paul ne savait quoi dire.

Ils firent quelques pas, côte à côte, aussi silencieux l’un que l’autre.

— Je me suis conduit comme un lâche, finit par avouer Paul. Je ne sais même pas comment vous remercier de ce que vous avez fait cette nuit. Tout est de ma faute. Demain j’irai me présenter au commissariat et leur dire que vous n’y êtes pour rien.

— Vous arrivez comme la cavalerie, Brisson a retiré sa plainte, il l’a troquée contre une punition. Les fayots des premiers rangs de l’école continuent, adultes, à lever le doigt à la première occasion.

— Je suis désolé, dit Paul. Est-ce que je peux encore faire quelque chose ?

Lauren s’arrêta pour le regarder attentivement.

— Moi je ne suis pas désolée ! Je crois que je ne me suis jamais sentie autant en vie qu’au cours de ces dernières heures.

À quelques mètres d’eux, une buvette proposait des glaces et des rafraîchissements. Paul commanda un soda, Lauren un cornet à la fraise et, pendant que Kali faisait du charme à un écureuil qui la lorgnait depuis la branche de son arbre, ils s’assirent autour d’une des tables en bois.

— C’est une belle amitié qui vous unit tous les deux.

— Nous ne nous sommes pas quittés depuis l’enfance, hormis quand Arthur est parti vivre en France.

— Amour ou voyage d’affaires ?

— Les affaires sont plutôt de mon ressort et l’évasion du sien.

— Il fuyait quelque chose ?

Paul la regarda droit dans les yeux.

— Vous !

— Moi ? demanda Lauren, stupéfaite.

Paul but une longue gorgée de son soda et s’essuya la bouche d’un revers de la main.

— Les femmes ! enchaîna Paul, maussade.

— Toutes les femmes ? répliqua Lauren en souriant.

— Une en particulier.

— Une rupture ?

— Il est très secret, il me truciderait s’il m’entendait parler ainsi.

— Alors changeons de sujet.

— Et vous, demanda Paul, vous avez quelqu’un dans votre vie ?

— Vous n’êtes pas en train de me draguer ? reprit Lauren, amusée.