La moutarde forte envahit ses papilles gustatives et les yeux de l’inspecteur rougirent aussitôt. Il tapa d’un pied rageur en inspirant à fond par le nez.
— Bon Dieu que c’est fort, ce machin !
— Je suis désolée, mon chéri, sinon tu ronfles toute la nuit ! dit Nathalia déjà allongée sous les draps. Allez, viens te coucher !
*
Au dernier des trois étages d’une maison victorienne perchée sur les hauteurs de Pacific Heights, une jeune interne lisait, allongée dans son lit. Sa chienne Kali dormait sur le tapis, bercée par la pluie qui frappait aux carreaux. Pour la première fois depuis longtemps, Lauren avait délaissé ses traités habituels de neurologie pour une thèse qu’elle s’était procurée à la librairie de la faculté. Le sujet en était le coma.
*
Pablo vint se blottir au pied du fauteuil où s’était endormie Miss Morrison. Le dragon de Fu Man Chu avait eu beau réaliser l’une de ses plus belles cascades, ce soir Morphée avait gagné le combat.
*
Penchée sur la vasque, Onega recueillit l’eau au creux de ses mains. Elle frictionna son visage et releva la tête, regardant son image dans la glace. Elle laissa ses mains glisser sur ses joues, rehaussa ses pommettes et souligna du doigt une petite ride au pourtour de ses yeux. Du bout de l’index, elle suivit le contour de sa bouche, descendit le long de sa gorge et tira sur son cou, se forçant à sourire. Elle éteignit la lumière.
Quelqu’un grattait à la porte du petit studio ; Onega traversa la pièce unique qui faisait office de chambre et de salon, vérifia que la chaîne de sécurité était passée dans son fourreau, et ouvrit. Paul voulait juste s’assurer que tout allait bien. Tant qu’on n’est pas mort, lui répondit Onega, rien n’est vraiment grave. Elle le fit entrer, et quand elle referma la porte le sourire qui se dessinait sur ses lèvres ne ressemblait en rien à celui qui s’effaçait déjà dans la buée imprimée sur le miroir de la salle de bains.
*
Une infirmière entra dans la chambre 307 du Memorial Hospital, elle prit la tension d’Arthur et ressortit. Les premières lueurs du jour entraient par la fenêtre qui donnait sur le jardin.
*
Lauren s’étira de tout son long. Les yeux encore engourdis de sommeil, elle attrapa son oreiller et le serra dans ses bras. Elle regarda le petit réveil, repoussa la couette et roula sur le côté. Kali grimpa sur le lit et vint se blottir contre elle. Robert ouvrit les yeux et les referma aussitôt. Lauren avança la main vers l’épaule de son ami, elle retint son geste et se tourna vers la fenêtre. La lumière dorée qui filtrait par les persiennes annonçait une belle journée.
Elle s’assit sur le rebord du lit et réalisa seulement alors qu’elle n’était pas de garde.
Elle quitta la chambre, passa derrière le coin cuisine, appuya sur le bouton de la bouilloire électrique et attendit que l’eau frémisse.
Sa main glissa vers le téléphone. Elle regarda la pendule du four et se ravisa. Il n’était pas encore huit heures, Betty ne serait pas à son poste.
Une heure plus tard, elle courait en petites foulées, le long des allées de la Marina. Kali trottinait derrière elle, la langue pantelante.
Lauren suivit du regard deux ambulances qui passaient toutes sirènes hurlantes. Elle prit le portable qui pendait à son cou. Betty décrocha.
Le personnel des Urgences avait été informé de la sanction prise à son encontre. L’ensemble du service avait voulu faire circuler une pétition exigeant sa réincorporation immédiate, mais l’infirmière en chef, qui connaissait bien Fernstein, les en avait dissuadés. Tout en continuant sa course, Lauren ne put s’empêcher de sourire, touchée que sa présence au sein de l’équipe ne soit pas aussi anonyme qu’elle l’imaginait. Alors que l’infirmière en chef se répandait en anecdotes, elle en profita pour lui demander des nouvelles discrètes du patient de la 307. Betty s’interrompit.
— Il ne t’a pas causé assez d’ennuis comme ça ?
— Betty !
— Comme tu voudras. Je n’ai pas encore eu de raison de monter dans les étages, mais je t’appellerai dès que j’ai du neuf. C’est assez calme ce matin, et toi, comment vas-tu ?
— Je réapprends à faire des choses totalement inutiles.
— Comme quoi ?
— Ce matin, je me suis maquillée pendant dix bonnes minutes.
— Et alors ? demanda Betty, brûlant de curiosité.
— Je me suis démaquillée juste après !
Betty rangeait une pile de dossiers dans le casier des internes, le combiné coincé entre la nuque et la joue.
— Tu verras, quinze jours de repos te feront reprendre goût aux petits plaisirs de la vie.
Lauren s’arrêta à la hauteur de la buvette pour acheter une bouteille d’eau minérale, qu’elle vida presque d’un trait.
— Souhaite-le-moi, une matinée à ne rien faire me rend déjà dingue, je me suis mêlée aux joggers en priant le ciel pour qu’il y ait au moins une petite foulure autour de moi.
Betty lui promit de la rappeler dès qu’elle aurait des informations, deux ambulances venaient d’arriver devant le sas des Urgences. Lauren raccrocha. Le pied posé sur un banc, renouant le lacet de sa chaussure, elle se demanda si c’était vraiment par conscience professionnelle qu’elle se souciait à ce point de la santé d’un homme, qu’hier elle ne connaissait pas encore.
*
Paul prit les clés de sa voiture et quitta son bureau. Il informa Maureen qu’il serait en rendez-vous tout l’après-midi, il ferait tout son possible pour repasser en fin de journée. Une demi-heure plus tard, il entrait dans le hall du San Francisco Memorial Hospital et montait quatre à quatre la volée de marches jusqu’au premier étage, trois à trois jusqu’au second et une à une jusqu’au troisième, se jurant en avançant dans le couloir qu’il retournerait à la salle de gym dès le week-end. Il croisa Nancy qui sortait d’une chambre, lui fit un baisemain et poursuivit son chemin, la laissant stupéfaite au milieu du couloir. Il entra dans la chambre et s’approcha du lit.
Il fit semblant de régler le débit de la perfusion, prit le poignet d’Arthur et regarda sa montre pour relever son pouls.
— Tire la langue, pour voir, dit-il goguenard.
— Je peux savoir à quoi tu joues ? demanda Arthur.
— Voler des ambulances, kidnapper des gens dans le coma, maintenant j’ai pris un vrai coup de main. Mais tu as raté le meilleur, tu aurais dû me voir en blouse verte, avec mon masque et mon calot sur la tête. L’élégance absolue !
Arthur se redressa dans son lit.
— Tu as vraiment assisté à l’intervention ?
— Franchement, on fait tout un plat de la médecine, mais chirurgien ou architecte, tout ça c’est du pareil au même, c’est une question de travail en équipe ! Ils manquaient de personnel, j’étais là, je n’allais pas rester sans rien faire, alors j’ai aidé.
— Et Lauren ?
— Elle est impressionnante. Elle anesthésie, elle coupe, elle recoud, elle réanime, et avec quel tempérament ! C’est un plaisir de bosser avec elle.
Le visage d’Arthur s’assombrit.
— Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? questionna Paul.
— Il y a qu’elle va avoir des ennuis à cause de moi !
— Oui, eh bien vous êtes quittes ! C’est quand même fascinant, le seul auquel vous ne pensez jamais quand vous organisez vos soirées débiles, c’est moi !
— Et toi, tu n’as pas eu d’ennuis ?
Paul toussota et souleva une paupière d’Arthur.
— Tu as bonne mine ! dit-il sur un ton emprunté au médecin.