— Comment t’en es-tu sorti ? insista Arthur.
— Je me suis comporté comme une merde si tu veux tout savoir. Quand la police est arrivée aux portes du bloc, je me suis caché sous la table d’opération, c’est pour ça que j’ai dû assister à toute l’intervention. Cela dit, en décomptant les périodes où j’étais dans les pommes, j’ai quand même dû participer cinq bonnes minutes. C’est à elle que tu dois d’avoir la vie sauve, moi je n’y suis pas pour grand-chose.
Nancy entra dans la chambre. Elle vérifia la tension d’Arthur et lui demanda s’il voulait essayer de se lever et de marcher. Paul se proposa de l’aider.
Ils firent quelques pas jusqu’au bout du couloir. Arthur se sentait bien, il avait retrouvé son équilibre et il eut même envie de poursuivre la promenade. Dans l’allée du jardin de l’hôpital, il pria Paul de lui rendre deux services…
Paul repartit dès qu’Arthur fut couché. En chemin, il s’arrêta chez un fleuriste d’Union Street. Il y fit composer un bouquet de pivoines blanches, et glissa la carte qu’Arthur lui avait confiée dans l’enveloppe. Les fleurs seraient livrées avant la soirée. Puis il redescendit vers la Marina et se gara devant un vidéoclub. Vers dix-neuf heures, il sonna à l’interphone de Rose Morrison, il lui donna des nouvelles d’Arthur et le dernier épisode des aventures de Fu Man Chu.
*
Lauren était allongée sur le tapis, plongée dans sa thèse. Sa mère, installée sur le canapé du salon, feuilletait les pages d’un magazine. De temps à autre, elle relevait les yeux de sa lecture pour regarder sa fille.
— Qu’est-ce qui t’a pris de faire une chose pareille ? demanda-t-elle en jetant son journal sur la table basse.
Lauren reporta quelques notes sur un cahier à spirale, sans répondre.
— Tu aurais pu ruiner ta carrière, toutes ces années de travail perdues au nom de quoi ? argua sa mère.
— Tu as bien perdu toutes ces années avec ton mariage. Et tu n’as pas sauvé la vie de papa, que je sache ?
La mère de Lauren se leva.
— Je vais promener Kali, dit-elle sèchement en décrochant son trench-coat du portemanteau.
Et elle quitta l’appartement en claquant la porte.
— Au revoir, murmura Lauren en suivant d’une oreille les pas qui s’éloignaient.
Mme Kline croisa un coursier au bas de l’escalier. Il portait un énorme bouquet de pivoines blanches et cherchait l’appartement de Lauren Kline.
— Je suis Mme Kline, dit-elle, en prenant la petite enveloppe accrochée au papier de cellophane.
Il n’avait qu’à laisser les fleurs dans le hall, elle les récupérerait à son retour. Elle lui donna un pourboire et le jeune homme s’en alla.
En descendant la rue, elle souleva le rabat de la petite enveloppe. Deux mots étaient rédigés sur la carte de correspondance : « Vous revoir », ils étaient signés « Arthur ».
Mme Kline froissa la carte et l’abandonna au fond de la poche de son imperméable.
Dans le quartier il n’y avait qu’un seul square qui acceptait les animaux. Si le destin avait ses raisons, l’homme sans imagination les trouverait toujours imparfaites. Mme Kline s’assit sur un banc ; à côté d’elle, la vieille dame qui lisait son journal eut envie de faire sa connaissance.
Dans l’enclos réservé aux chiens, Kali grimpait sur un jack russell qui se reposait à l’ombre douce d’un tilleul.
— Vous n’avez pas l’air d’aller bien, dit la vieille dame.
Mme Kline sursauta.
— Simplement songeuse, répondit la mère de Lauren. Nos chiens ont l’air de bien s’entendre…
— Pablo a toujours été attiré par les grandes perches ; je vais quand même lui relire le manuel, j’ai l’impression qu’ils sont à l’envers. Qu’est-ce qui vous préoccupe ?
— Rien !
— Si vous avez besoin de vous confier, je suis la personne idéale, je suis sourde comme un pot !
Mme Kline regarda Rose, qui n’avait pas quitté sa lecture.
— Vous avez des enfants ? dit-elle d’une voix abandonnée.
Miss Morrison fit non de la tête.
— Alors vous ne pourrez pas comprendre.
— Mais j’ai aimé des hommes qui en avaient !
— Cela n’a rien à voir.
— Ce que ça peut m’agacer ! protesta Rose. Les gens qui ont des enfants regardent ceux qui n’en ont pas comme s’ils appartenaient à une autre planète. Aimer un homme est aussi compliqué que d’élever des gamins !
— Je ne partage pas tout à fait votre point de vue.
— Et vous êtes toujours mariée ?
Mme Kline regarda sa main, le temps avait effacé la marque de son alliance.
— Alors, quels sont ces soucis que vous cause votre fille ?
— Comment savez-vous qu’il ne s’agit pas d’un garçon ?
— Une chance sur deux !
— Je crois que j’ai fait quelque chose de mal, murmura la mère de Lauren.
La vieille dame replia son journal et écouta attentivement ce que Mme Kline avait tant besoin d’avouer.
— C’est moche le coup des fleurs ! Et pourquoi redoutez-vous tant qu’elle revoie ce jeune homme ?
— Parce qu’il risque de réveiller un passé qui peut nous faire du tort à toutes les deux.
La vieille dame replongea dans son quotidien, le temps de réfléchir, et le reposa sur le banc.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, mais on ne protège personne à l’abri d’un mensonge.
— Je suis désolée, dit Mme Kline, je vous parle de choses que vous ne pouvez pas comprendre.
Rose Morrison avait tout le temps de comprendre. La mère de Lauren hésita, mais après tout, quel risque courait-elle de se confier à une inconnue ? L’envie de chasser sa solitude fut la plus forte, elle se rassit et raconta l’histoire d’un homme qui avait enlevé une jeune femme pour la sauver, alors que sa propre mère avait renoncé.
— Votre jeune homme n’aurait pas un grand-père célibataire, par hasard ?
— Quand il m’a rendu les clés de l’appartement, je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.
— Et il a disparu, comme cela ?
— Disons que nous l’avons un peu aidé.
— Nous ?
— Un neurochirurgien réputé s’est chargé de lui expliquer à quel point la santé de ma fille était fragile. Il a su trouver mille raisons de le convaincre de s’éloigner d’elle.
— Alors devant tant d’évidences, cet homme s’est effacé ?
La mère de Lauren soupira.
— Oui.
— Je croyais qu’il en avait plus que ça ! reprit la vieille dame. Remarquez, quand ils sont fous d’amour, ils perdent beaucoup de leurs capacités ! Et ce que disait ce professeur était sincère ?
— Sincère sûrement, vrai, je n’en sais trop rien. Lauren a récupéré très vite, en quelques mois elle était à nouveau elle-même.
— Vous pensez qu’il est trop tard maintenant pour parler à votre fille ?
— Je me pose cette question tous les jours, et je n’arrive pas à imaginer sa réaction.
— J’ai vu pas mal de vies gâchées par des secrets de famille. Je n’ai pas eu la chance d’avoir d’enfants, et en dépit de ce que je vous disais tout à l’heure pour me donner une contenance, vous ne savez pas à quel point cela me manque. Mais j’aimais trop souvent pour m’en croire capable, enfin, c’était mon excuse pour ne pas regarder mon égoïsme en face. Je comprends vos réticences, même si je suis convaincue que vous avez tort. L’amour est fait de tolérance, c’est ce qui lui donne sa force.
— J’aimerais tellement que vous ayez raison.
— On quitte un homme, on croit l’oublier… jusqu’à ce qu’un souvenir nous rappelle à lui, alors comment imaginer se défaire de l’amour que nous portons à nos parents. On perd un temps fou à ne pas leur dire qu’on les aime, pour finir par se rendre compte, après leur mort, comme ils nous manquent.