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— Ma vieille Ford des années 1960 est en meilleure santé que ton cabriolet de la préhistoire.

Paul regarda sa montre, il lui restait quelques minutes pour appeler le garage. Sauf controverse, Arthur n’aurait qu’à le rejoindre là-bas.

À quinze heures, les deux amis se retrouvèrent devant la porte de l’établissement. Paul fit tourner la clé dans la serrure et entra dans l’atelier. Au milieu des véhicules de police en réparation, Arthur crut reconnaître une vieille ambulance qui dormait sous sa bâche. Il s’en approcha pour soulever un pan de la toile. La calandre avait un air de nostalgie. Arthur contourna le fourgon, hésita et finit par ouvrir le hayon. À l’intérieur de la cabine arrière, sous une épaisse couche de poussière, une civière ravivait tant de souvenirs qu’il fallut que Paul hausse le ton pour sortir Arthur de sa rêverie.

— Oublie la citrouille et viens par ici, Cendrillon, il faut déplacer trois voitures pour sortir ta Ford. Quitte à aller à Carmel, ne ratons pas le coucher du soleil !

Arthur remit le drap en place, il caressa le capot et murmura « au revoir Daisy ».

Quatre pressions sur la pédale d’accélérateur, à peine trois toussotements, et le moteur de la Ford se mit à ronronner. Après quelques manœuvres d’Arthur, et autant d’invectives de Paul, le break quittait le garage et remontait vers le nord de la ville, pour emprunter la route N°1 qui longeait le Pacifique.

— Tu penses encore à elle ? demanda Paul.

Pour toute réponse, Arthur ouvrit la fenêtre ; un vent tiède entra dans l’habitacle.

Paul tapota sur le rétroviseur comme s’il allait tester un micro.

— Un, deux, un deux trois, ah si, ça marche, attends je refais un essai… Tu penses encore à elle ?

— Cela m’arrive, répondit Arthur.

— Souvent ?

— Un peu le matin, un peu à midi, un peu le soir, un peu la nuit.

— Tu as bien fait de partir en France pour l’oublier, tu as l’air tout à fait guéri ! Et les week-ends aussi tu y penses ?

— Je ne t’ai pas dit que je m’interdisais de vivre, tu voulais savoir si je pensais à elle, je t’ai répondu, c’est tout. J’ai eu des aventures si cela peut te rassurer ; et puis change de sujet, je n’ai pas envie de parler de ça.

La voiture roulait vers la baie de Monterey, Paul regardait les plages du Pacifique défiler derrière la vitre ; les kilomètres suivants se déroulèrent dans le plus grand silence.

— J’espère que tu ne comptes pas essayer de la revoir ? demanda Paul.

Arthur ne dit mot et un nouveau silence s’installa à bord.

Le paysage alternait entre plages et marais que la route bordait d’un trait d’asphalte. Paul coupa la radio qui grésillait chaque fois qu’ils passaient entre deux collines.

— Accélère, on va rater le coucher de soleil !

— Nous avons deux heures d’avance et depuis quand as-tu l’âme bucolique ?

— Mais je m’en fiche du crépuscule ! Ce qui m’intéresse ce sont les filles sur la plage !

*

Le soleil déclinait déjà et ses rayons filtraient entre les étagères d’une petite bibliothèque qui occultait la fenêtre à l’angle du salon. Lauren avait dormi une bonne partie de l’après-midi. Elle regarda sa montre et se rendit dans la salle de bains. Elle se rafraîchit le visage sous l’eau, ouvrit le placard et hésita devant un pantalon de jogging. Elle avait à peine le temps d’aller courir à la Marina si elle voulait reprendre son service de nuit à l’heure, mais elle avait besoin de s’aérer.

Elle enfila sa tenue, tant pis pour son dîner, ses horaires étaient absurdes, elle grignoterait quelque chose en route. Elle appuya sur la touche du répondeur téléphonique. Un message de son petit ami lui rappelait qu’ils devaient tous deux assister ce soir à une projection du dernier documentaire qu’il avait réalisé. Elle effaça le message avant même que la voix de Robert n’ait eu le temps de préciser l’heure du rendez-vous.

*

La Ford avait quitté la route N°1 depuis un bon quart d’heure. Les barrières de la propriété se découpaient au loin sur la colline, Arthur bifurqua dans le virage et prit la direction de Carmel.

— Nous avons tout le temps, déposons nos sacs d’abord, dit Paul.

Mais Arthur refusa de faire demi-tour, il avait autre chose en tête.

— J’aurais dû acheter des pinces à linge, reprit Paul. En imaginant que nous arrivions à nous frayer un chemin au milieu des toiles d’araignées, ça va sentir un tout petit peu le renfermé dans la maison, non ?

— Il y a des moments où je me demande si tu grandiras jamais. Elle est entretenue régulièrement, il y a même des draps propres dans les lits. Ils ont le téléphone en France, tu sais, et puis des ordinateurs, Internet et la télévision aussi. Il n’y a qu’à la cafétéria de la Maison Blanche que l’on croit encore que les Français n’ont pas l’eau courante !

Il s’engagea dans un chemin qui grimpait vers le haut d’une colline, devant eux se dessinait la grille en fer forgé du cimetière.

Dès qu’Arthur descendit de la voiture, Paul se glissa derrière le volant.

— Dis-moi, dans cette maison magique qui s’entretient pendant que tu n’es pas là, le four et le frigo ne se sont quand même pas mis d’accord pour nous faire à dîner ?

— Non, pour ça rien n’est prévu.

— Bon, alors il faut faire quelques courses avant que tout ne soit fermé. Je te rejoins, dit Paul d’une voix enjouée, et puis je préfère te laisser un petit moment d’intimité avec ta maman.

Il y avait une épicerie à deux kilomètres, Paul promit de revenir très vite. Arthur regarda la voiture s’éloigner, un voile de poussière s’élevait derrière les roues. Il se retourna et marcha vers le portail. La lumière était douce, l’âme de Lili semblait planer autour de lui, comme si souvent depuis sa mort. Au bout de l’allée, il retrouva la pierre tombale blanchie par le soleil. Arthur ferma les yeux, le jardin sentait la menthe sauvage. Il se mit à parler à voix basse…

Je me souviens d’un jour au jardin des roses. Je jouais assis par terre, j’avais six ans, peut-être sept. C’était l’aube de notre dernière année. Tu es sortie de la cuisine pour t’installer sous la véranda. Je ne t’avais pas vue. Antoine était descendu vers la mer alors je profitais de son absence pour jouer à l’interdit. Je taillais les rosiers avec son sécateur bien trop grand pour ma main. Tu as abandonné la balancelle et tu as descendu les marches du perron pour me protéger d’une blessure à venir.

Quand j’ai entendu tes pas j’ai cru que tu allais crier, parce que j’avais trahi la confiance que tu me donnais bien volontiers, m’enlever l’outil comme on ôte une médaille à celui qui n’en est plus digne. Mais rien de cela, tu t’es assise près de moi et tu m’as regardé. Puis tu as pris ma main dans la tienne pour la guider le long de la tige. De ta voix adoucie de sourires tu m’as dit qu’il faudrait toujours couper au-dessus des yeux, au risque de blesser la rose ; et un homme ne doit jamais blesser une rose, n’est-ce pas ? Mais qui pense à ce qui blesse les hommes ?

Nos regards se sont croisés. Tu as passé ton doigt sous mon menton et tu m’as demandé si je me sentais seul. J’ai balancé ma tête pour dire non, avec toute la force qu’il fallait pour mieux chasser un mensonge. Tu ne pouvais pas toujours me rejoindre dans l’écart de nos âges que je peuplais à ma manière. Maman, crois-tu à une fatalité qui nous pousse à reproduire les mêmes comportements que nos parents ?

Je me souviens de tes mots dans la dernière lettre que tu m’as laissée. Moi aussi j’ai renoncé, maman.