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Dans la cuisine, elle ouvrit un placard et déboucha une bouteille de bordeaux. Elle se servit un grand verre, avança jusqu’à l’alcôve et contempla les tourelles de Ghirardelli Square, en contrebas. Au loin, la corne de brume d’un grand cargo en partance pour la Chine résonna dans la baie. Lauren jeta un regard en coin au canapé qui lui tendait les bras. Elle l’ignora et avança d’un pas décidé vers la petite bibliothèque. Elle prit un livre, le laissa tomber à ses pieds, recommença avec un autre et, gagnée par une colère froide, elle poussa tous les manuels à terre.

Quand les étagères furent vidées de leur contenu, elle repoussa la bibliothèque, libérant la petite fenêtre qui se cachait derrière. Elle s’attaqua au canapé, et usant de toutes ses forces le fit pivoter de quatre-vingt-dix degrés. Titubante, elle récupéra le verre qu’elle avait abandonné sur le rebord de l’alcôve et s’affala sur les coussins. Arthur avait raison ; de là, la vue sur les toits des maisons était splendide. Elle but son vin presque d’un trait.

Dans la rue encore humide, une vieille dame promenait son chien, elle releva la tête vers une petite maison où seule une fenêtre versait encore un rai de lumière dans la nuit grise. La main de Lauren, engourdie de sommeil, s’ouvrit lentement, et le verre vide roula au pied du canapé.

*

— Je l’emmène au bloc, cria Betty à l’interne de réanimation.

— Laisse-moi faire remonter la saturation d’abord.

— Nous n’avons pas le temps.

— Bordel Betty, c’est moi l’interne ici.

— Docteur Stern, j’étais infirmière quand vous étiez encore en barboteuse. Et si nous remontions sa saturation sanguine en même temps que les étages ?

Betty poussait le lit dans le couloir, le docteur Philipp Stern la suivait, entraînant dans leur sillage le chariot de réanimation.

— Qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-il, tout était normal.

— Si tout était normal il serait chez lui et conscient ! Il était somnolent ce matin, et j’ai préféré le remettre sous monitoring encéphalique, ça c’est le métier d’infirmière, quant à savoir ce qu’il a, ça c’est votre boulot de médecin !

Les roues du lit tournaient à toute vitesse, les portes de l’ascenseur allaient se refermer. Betty hurla.

— Attendez-nous, c’est une urgence !

Un interne retint les battants métalliques, Betty s’engouffra dans la cabine, le docteur Stern fit pivoter son chariot de réanimation pour se trouver une petite place.

— De quel type cette urgence ? interrogea le médecin, curieux.

Betty le regarda de haut et répondit « du type qui est allongé sur ce lit » et elle appuya sur le bouton du cinquième étage.

Pendant que la cabine s’élevait, elle voulut s’emparer du téléphone portable enfoui au fond de la poche de sa blouse, mais les portes s’ouvrirent sur le palier du service de neurologie. Elle poussa de toutes ses forces le lit vers les blocs opératoires situés à l’autre bout du corridor. Granelli l’attendait à l’entrée de la salle de préparation. Il se pencha sur le patient.

— On se connaît, non ?

Et comme Arthur ne répondait pas, Granelli regarda Betty.

— On le connaît, non ?

— Réduction d’un hématome sous-dural fulgurant lundi dernier.

— Ah, alors nous avons là un petit problème. Fernstein est prévenu ?

— Mais il est encore ici, celui-là ! dit le chirurgien en entrant à son tour, on ne va quand même pas l’opérer toutes les semaines.

— Opérez-le une bonne fois pour toutes ! râla Betty en quittant les lieux.

Elle courut dans le couloir, et descendit en toute hâte vers le standard des Urgences.

*

La sonnerie du téléphone tira Lauren de son sommeil. Elle chercha le combiné à tâtons.

— Enfin ! dit la voix de Betty, c’est la troisième fois que j’appelle, où étais-tu ?

— Quelle heure est-il ?

— Je vais me faire tuer si Fernstein apprend que je t’ai prévenue.

Lauren se redressa dans son canapé, Betty expliqua qu’elle avait dû remonter au bloc le patient de la 307, celui qu’elle avait opéré récemment. Le cœur de Lauren se mit à battre à tout rompre.

— Mais pourquoi l’avez-vous laissé sortir aussi tôt ? demanda-t-elle en colère.

— De quoi parles-tu ? l’interrogea Betty.

— Vous n’auriez jamais dû l’autoriser à quitter l’hôpital ce matin, tu sais très bien de quoi je parle c’est toi qui lui as dit où j’habitais !

— Tu as bu ?

— Un tout petit peu, pourquoi ?

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je n’ai pas cessé de m’occuper de ton patient, il n’est même pas sorti de son lit aujourd’hui ! Et puis je ne lui ai rien dit du tout.

— Mais j’ai déjeuné avec lui !

Il y eut un moment de silence, Betty toussota.

— Je le savais, je n’aurais jamais dû te prévenir !

— Mais bien sûr que si, pourquoi dis-tu ça ?

— Parce que telle que je te connais, tu vas débarquer dans la demi-heure et ivre morte, ça ne va rien arranger.

Lauren regarda la bouteille posée sur le comptoir de la cuisine, il manquait le contenu d’un grand verre de vin, pas plus.

— Betty, le patient dont tu me parles, c’est bien… ?

— Oui ! Et si tu me dis que tu as déjeuné avec lui alors qu’il est sous monitoring depuis ce matin, je t’hospitalise dès que tu arrives, et pas dans sa chambre !

Betty raccrocha. Lauren regarda autour d’elle. Le canapé n’était plus à la même place, à voir les livres amoncelés au pied de la bibliothèque on aurait cru que son appartement avait été cambriolé. Elle refusa de se laisser aller à la sensation absurde qui l’envahissait. Il y avait une explication rationnelle à ce qu’elle était en train de vivre, il suffisait de la trouver, il y en avait toujours une ! En se levant, elle marcha sur le verre vide et se fit une profonde entaille au talon. Un sang rouge jaillit sur le tapis de coco.

— Il ne manquait plus que cela.

Elle sautilla sur une jambe jusqu’à la salle de bains, mais il n’y avait pas d’eau au robinet. Elle mit son pied dans la baignoire, tendit le bras vers l’armoire à pharmacie et attrapa la bouteille d’alcool à 90° ; elle la vida sur la plaie. La douleur était saisissante, elle inspira à fond pour repousser le vertige et retira un à un les éclats enfichés dans sa chair. Soigner les autres était une chose, intervenir sur son propre corps, une autre. Dix minutes s’écoulèrent sans qu’elle arrive à stopper l’hémorragie. Elle regarda à nouveau la blessure, une simple compression ne suffirait pas à en refermer les bords, il faudrait suturer. Elle se releva, fit dégringoler tous les flacons d’une étagère, à la recherche d’une boîte de gazes stériles, en vain. Elle enroula sa cheville d’une serviette de toilette, fit un nœud qu’elle serra du mieux qu’elle le pouvait et repartit à cloche-pied vers la penderie.

*

— Il dort comme un ange ! dit Granelli.

Fernstein consulta les clichés de l’IRM.

— J’ai craint que ce ne soit cette petite anomalie que je n’avais pas opérée, mais ce n’est pas le cas ; le cerveau a suinté, nous avons retiré les drains trop tôt. C’est une petite surpression intracrânienne, je repose une voie d’extraction et tout devrait rentrer dans l’ordre. Donnez-moi une heure d’anesthésie.

— Très volontiers, cher collègue, reprit Granelli, d’excellente humeur.

— J’espérais le faire sortir lundi, mais nous allons prolonger son séjour d’au moins une semaine et cela ne m’arrange pas du tout, râla Fernstein en pratiquant son incision.