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Arthur pouvait entendre le souffle de Paul qui cherchait ses mots.

— Tu me hais ?

— Onega t’a appelé ? demanda Arthur pour toute réponse.

— Je dîne avec elle ce soir, murmura timidement Paul.

— Alors je te laisse te préparer et toi tu me laisses réfléchir.

— Faisons comme ça.

Et les deux compères raccrochèrent.

*

— Tout s’est bien passé ? demanda le chauffeur de taxi à Lauren.

— Je n’en sais encore rien.

— Pendant votre absence, j’ai appelé ma femme et je l’ai prévenue que j’allais rentrer tard, je suis à votre entière disposition. Alors, où va-t-on maintenant ?

Lauren lui demanda si elle pouvait lui emprunter son téléphone. Ravi, le chauffeur lui tendit l’appareil, et Lauren composa le numéro d’un appartement situé non loin de la Marina. Mme Kline décrocha à la première sonnerie.

— Tu as ta partie de bridge ce soir ? interrogea Lauren.

— Oui, répondit Mme Kline.

— Alors annule-la et fais-toi belle, je t’emmène dîner au restaurant, je passe te chercher dans une heure.

Le chauffeur déposa Lauren en bas de chez elle, et l’attendit pendant qu’elle se changeait.

Lauren traversa le salon et fit glisser ses vêtements sur le parquet. Son voisin avait réparé la fuite. Dans la douche, elle veilla à maintenir son pied droit bien au-dehors. Quelques instants plus tard, elle ressortit, une serviette nouée autour de la taille, une autre retenait ses cheveux ; elle ouvrit la porte du placard de la salle de bains et se mit à fredonner sa chanson favorite : Fever de Peggy Lee. Elle hésita entre un jean et une robe légère, et, pour plaire à son invitée du soir, elle enfila la robe.

Habillée et à peine maquillée, elle se pencha à la fenêtre du salon, le taxi était toujours dans la rue. Elle s’installa alors sur son canapé, songeuse, et profita pour la première fois d’un magnifique coucher de soleil dans l’axe d’une petite fenêtre d’angle.

Il était dix-neuf heures quand le taxi klaxonna en bas de chez Mme Kline. La mère de Lauren entra dans la voiture et regarda sa fille. Elle ne l’avait pas vue habillée ainsi depuis des années.

— Je peux te poser une question ? murmura-t-elle à son oreille. Pourquoi est-ce qu’il y a quatre-vingts dollars au compteur ?

— Je t’expliquerai à table, je te laisse régler la course, je n’ai pas de liquide, mais c’est moi qui t’invite à dîner.

— J’espère que nous n’allons pas dans un fast-food !

— Au Cliff House, dit Lauren au chauffeur.

*

Paul grimpa quatre à quatre les marches de l’escalier qui menait à son appartement. Onega était allongée sur un tapis, pleurant à chaudes larmes.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda-t-il en s’agenouillant à ses côtés ?

— C’est Tolstoï, dit-elle en refermant le livre, je n’arriverai jamais à finir Anna Karénine !

Paul la prit dans ses bras et lança l’ouvrage à l’autre bout de la pièce.

— Lève-toi, nous avons quelque chose à fêter !

— Quoi ? dit-elle en s’essuyant les yeux.

Paul se rendit dans la cuisine et revint avec deux verres et une bouteille de vodka à la main.

— À Anna Karénine, dit-il en trinquant.

Onega but son verre cul sec, et amorça le geste de le lancer derrière elle.

— Tu as eu peur pour ta moquette ?

— C’est un tapis persan de 1910 ! Je t’emmène dîner ?

— Si tu veux, je sais même où je veux aller.

Et Onega entraîna Paul et la bouteille de vodka dans la chambre. Elle referma la porte du bout du pied.

*

Le professeur Fernstein posa la valise de Norma dans la ravissante chambre du Wine Country Inn. Voilà des mois qu’ils s’étaient promis cette escapade dans la Nappa Vallee. Après avoir déjeuné à Sonoma, ils avaient repris la route pour Calistoga, ce soir ils dormaient à St. Helena. La décision méritait d’être fêtée. La veille, Fernstein avait rédigé une note au président du conseil du Memorial Hospital lui annonçant sa volonté d’avancer sa retraite de quelques mois. Dans une autre lettre adressée à la direction générale du service des Urgences, il avait recommandé que l’interne Lauren Kline soit titularisée au plus vite, il serait regrettable qu’un autre hôpital profite des qualités de la meilleure de ses élèves.

Lundi prochain, Norma et lui prendraient l’avion pour New York. Mais avant de retrouver la ville qui l’avait vu naître, il était résolu à profiter de ses derniers jours en Californie.

*

À vingt et une heures précises, George Pilguez déposa Nathalia devant la porte du 7e district.

— Je t’ai préparé des cookies, je les ai mis dans ton sac.

Elle déposa un baiser sur ses lèvres et sortit de la voiture. Pilguez ouvrit la vitre et l’apostropha alors qu’elle montait les marches du commissariat.

— Si un de mes anciens collègues veut savoir qui a fait ces merveilleux biscuits, tu tiens le coup : la garde à vue ne dure que quarante-huit heures…

Nathalia esquissa un petit signe de la main et disparut à l’intérieur du bâtiment ; Pilguez resta quelques instants sur le parking, se demandant si c’était la retraite ou l’âge qui rendaient la solitude de moins en moins supportable. « Peut-être un mélange des deux », se dit-il en repartant.

*

La nuit était étoilée. Lauren et Mme Kline promenaient Kali le long de la Marina.

— C’était délicieux ce dîner. Je ne m’étais pas régalée autant depuis longtemps. Merci.

— Je voulais t’inviter, pourquoi ne m’as-tu pas laissée faire ?

— Parce que ton salaire y serait passé, et que je suis encore ta mère.

Dans le petit port de plaisance, les haubans des voiliers grinçaient au rythme de la brise légère. L’air était doux. Mme Kline jeta au loin le bâton qu’elle tenait à la main et Kali s’élança à sa poursuite.

— Tu voulais fêter une bonne nouvelle ?

— Pas particulièrement, répondit Lauren.

— Alors pourquoi ce dîner ?

Lauren s’arrêta pour faire face à sa mère et prit ses mains dans les siennes.

— Tu as froid ?

— Pas particulièrement, répondit Mme Kline.

— J’aurais pris la même décision que toi si j’avais été à ta place, si j’avais pu, c’est moi qui te l’aurais demandé.

— Tu m’aurais demandé quoi ?

— De débrancher les machines !

Les yeux d’Emily Kline s’emplirent de larmes.

— Depuis quand le sais-tu ?

— Maman, je ne veux plus jamais que tu aies peur de moi, nous avons chacune notre caractère, nous sommes différentes et nos vies ne seront pas les mêmes. Mais en dépit de mes coups de gueule, je ne t’ai jamais jugée et je ne le ferai jamais. Tu es ma mère, c’est ainsi que tu es dans mon cœur, et quoi qu’il nous arrive, c’est la place que tu y tiendras jusqu’à la fin de mes jours.

Mme Kline prit sa fille au creux de ses bras et Kali revint à grandes foulées pour se faufiler entre les deux femmes ; après tout, elle aussi avait une place à préserver.

— Tu veux que je te redépose avec ma voiture ? demanda Mme Kline, en essuyant ses yeux d’un revers de la main.

— Non, je vais marcher, j’ai un drôle de dîner à éliminer.

Lauren s’éloigna, saluant sa mère d’un signe de la main. Kali hésita quelques instants, tournant la tête de droite à gauche. Enserrant le bâton de toutes ses forces entre ses mâchoires, elle s’élança vers sa maîtresse. Lauren s’agenouilla, caressa la tête de sa chienne, et murmura à son oreille.