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Derrière la vitrine d’un bistrot sans âge, un vieux professeur de médecine et son élève dînaient, complices, goûtant tous deux l’instant de répit que leur offrait la fin de la nuit.

Sur le trottoir d’en face, le service des Urgences ignorerait leur absence pour quelques heures encore. La lumière d’un lampadaire qui vacillait dans la rue déserte s’éteignit. Le petit matin au ciel pâle venait de se lever.

*

Arthur s’était assoupi sur la balancelle. Le jour naissant enveloppait les lieux de douceur. Il ouvrit les yeux et regarda la maison qui semblait dormir, paisible. En contrebas l’océan léchait le sable, achevant son ouvrage de la nuit. La plage avait retrouvé son habit lisse, immaculé. Il se releva et inspira profondément l’odeur du matin frais. Il se précipita vers le perron, traversa le couloir pour gravir à toute hâte l’escalier. À l’étage, Arthur tambourina à la porte et entra essoufflé dans la chambre de Paul.

— Tu dors ?

Paul sursauta et se redressa d’un bond dans son lit. Il chercha tout autour de lui et aperçut Arthur dans l’entrebâillement de la porte.

— Tu vas aller te recoucher, maintenant ! Tu vas oublier que j’existe jusqu’à ce que la petite aiguille de ce réveil atteigne un chiffre décent, disons onze heures. Alors, et seulement alors, tu me reposeras ta question stupide.

Paul se retourna et sa tête disparut sous le gros oreiller. Arthur quitta la chambre, il fit demi-tour au milieu du couloir et revint sur ses pas.

— Tu veux que j’aille chercher une baguette pour le petit déjeuner ?

— Dehors ! hurla Paul.

*

Lauren actionna la télécommande de la porte de son garage et coupa le contact aussitôt la voiture garée. Kali détestait la Triumph et aboyait aux premières pétarades du moteur. Passant par le corridor intérieur, elle gravit quatre à quatre les marches de l’escalier principal et entra dans son appartement.

Les chiffres de la pendulette posée sur la cheminée marquaient la demie de six heures du matin. Kali abandonna le canapé pour venir fêter sa maîtresse, Lauren la prit dans ses bras. Après ce câlin, la chienne s’en alla reprendre le cours de sa nuit sur le tapis de coco au milieu du salon et Lauren se rendit derrière le comptoir pour infuser une tisane. Un petit mot de sa mère, fixé à la porte du réfrigérateur par une grenouille aimantée, l’informait que Kali avait dîné et fait sa promenade. Elle enfila une chemise de pyjama bien trop grande pour elle et alla se blottir sous sa couette. Elle s’endormit aussitôt.

4.

Paul descendit l’escalier, son bagage à la main. Il prit celui d’Arthur dans le couloir et l’informa qu’il l’attendait dehors. Il alla s’installer dans la Ford à la place du passager, regarda autour de lui et se mit à siffloter. Il enjamba discrètement le levier de vitesses et se faufila derrière le volant.

Arthur referma la porte d’entrée depuis l’intérieur. Il entra dans le bureau de Lili, ouvrit le placard et regarda la valise en cuir noir qui reposait sur l’étagère. Il effleura du doigt les fermetures en cuivre et déposa l’enveloppe cachée dans sa poche avant de remettre la clé en place.

Il sortit par la fenêtre. En remettant la cale qui coinçait la persienne, il entendit sa mère qui pestait chaque fois qu’ils partaient tous deux faire des courses en ville, parce qu’Antoine n’avait toujours pas réparé ce fichu volet. Et il revit Lili dans le jardin, haussant les épaules et disant qu’après tout les maisons aussi avaient le droit d’avoir des rides. Ce petit bout de bois contre la pierre témoignait d’un temps qui ne serait jamais tout à fait révolu.

— Pousse-toi ! dit-il à Paul en ouvrant la portière.

Il entra dans la voiture et fronça le nez.

— Il y a une odeur bizarre, non ?

Arthur démarra. Un peu plus haut dans le chemin, la vitre de Paul se baissa. Sa main apparut, tenant du bout des doigts un sac en plastique au sigle d’une boucherie qu’il abandonna dans une poubelle à la sortie du domaine. Ils étaient partis bien avant l’heure du déjeuner et éviteraient ainsi les embouteillages des retours de week-end. En début d’après-midi, ils seraient à San Francisco.

*

Lauren étira ses bras vers le plafond. Elle abandonna son lit et sa chambre à regret. Comme à l’accoutumée, elle commença par préparer le repas de sa chienne dans la lourde gamelle en terre cuite et composa ensuite son propre plateau. Elle alla s’asseoir dans l’alcôve du salon où le soleil du matin entrait par la fenêtre. De là, elle pouvait admirer le Golden Gate, tendu comme un trait d’union entre les deux rives de la baie, les petites maisons accrochées sur les collines de Sausalito et même Tiburon et son petit port de pêche. Seules les cornes de brume des grands cargos en partance, mêlées aux cris des mouettes, venaient rythmer la langueur de ce dimanche matin.

Après avoir dévoré une bonne partie de son copieux petit déjeuner, elle déposa le plateau dans l’évier et se rendit dans sa salle de bains. Le puissant jet d’eau de la douche, qui n’effacerait jamais les cicatrices sur sa peau, acheva de la réveiller.

— Kali, arrête de tourner en rond comme ça, je vais t’emmener te promener.

Lauren enroula une serviette autour de sa taille, laissant libres ses seins nus. Elle renonça à tout maquillage, ouvrit le placard, enfila un jean et un polo, enleva le polo, passa une chemise, enleva la chemise et remit le polo. Elle regarda sa montre, sa mère ne la rejoindrait à la Marina que dans une heure et Kali s’était rendormie sur le canapé écru. Alors Lauren s’assit à côté de sa chienne, attrapa un épais manuel de neurochirurgie au milieu des dossiers éparpillés sur la table basse et plongea dans sa lecture en mâchonnant son crayon.

*

La Ford se rangea devant le 27 Cervantes Boulevard. Paul prit son sac sur la banquette arrière et descendit de la voiture.

— Tu veux aller au cinéma ce soir ? dit-il en se penchant à la portière d’Arthur.

— Impossible, j’ai promis ma soirée à quelqu’un.

— Quelqu’un ou quelqu’une ? s’exclama Paul, radieux.

— Plateau télé en tête à tête !

— Mais en voilà une bonne nouvelle, et avec qui sans être indiscret ?

— Tu l’es !

— Quoi ?

— Indiscret !

La voiture s’éloigna dans Fillmore Street. À l’intersection d’Union Street, Arthur marqua l’arrêt pour laisser passer un camion qui avait atteint le stop avant lui. Un cabriolet Triumph caché derrière la remorque en profita pour se faufiler sans marquer l’arrêt, la voiture verte descendait vers la Marina. Un chien ceinturé sur la place du passager aboyait à tue-tête. Le camion traversa le carrefour et la Ford grimpa la colline de Pacific Heights.

*

Les mouvements saccadés de sa queue témoignaient que Kali était heureuse. Elle reniflait le gazon avec beaucoup de sérieux, cherchant quel animal avait bien pu fouler l’herbe avant elle. De temps à autre, elle relevait la tête et courait rejoindre sa famille. Après avoir tracé quelques lacets entre les jambes de Lauren et de Mme Kline, elle s’en allait ouvrir la route et inspecter un autre lopin de terre ; lorsqu’elle témoignait d’un peu trop d’affection à des couples de promeneurs, ou à leurs enfants, la mère de Lauren la rappelait à l’ordre.

— Tu as vu comme ses hanches lui font mal, dit Lauren en regardant Kali s’éloigner.

— Elle vieillit ! Nous aussi d’ailleurs, si tu ne t’en rends pas compte.

— Tu es de merveilleuse humeur, tu as perdu ton tournoi de bridge ?

— Tu plaisantes, j’ai battu toutes ces vieilles filles ! Je me fais juste du souci pour toi.