Quand nous arrivâmes, il n'y avait encore en fait d'habitants que la concierge, dans la partie militaire. Il pleuvait dru. Elle eut peur de nous la concierge en nous entendant, mais nous la fîmes rire en lui mettant la main tout de suite au bon endroit. « Je croyais que c'était des Allemands ! fit-elle. — Ils sont loin ! lui répondit-on. — Où c'est que vous êtes malades ? s'inquiétait-elle. — Partout ; mais pas au zizi ! » fit un artilleur en réponse. Alors ça, on pouvait dire que c'était du vrai esprit et qu'elle appréciait en plus, la concierge. Dans ce même bastion séjournèrent par la suite avec nous des vieillards de l'Assistance publique. On avait construit pour eux, d'urgence, de nouveaux bâtiments garnis de kilomètres de vitrages, on les gardait là-dedans jusqu'à la fin des hostilités, comme des insectes. Sur les buttes d'alentour, une éruption de lotissements étriqués se disputaient des tas de boue fuyante mal contenue entre des séries de cabanons précaires. À l'abri de ceux-ci poussent de temps à autre une laitue et trois radis, dont on ne sait jamais pourquoi, des limaces dégoûtées consentent à faire hommage au propriétaire.
Notre hôpital était propre, comme il faut se dépêcher de voir ces choses-là, quelques semaines, tout à leur début, car pour l'entretien des choses chez nous, on a aucun goût, on est même à cet égard de francs dégueulasses. On s'est couchés, je dis donc, au petit bonheur des lits métalliques et à la lumière lunaire, c'était si neuf ces locaux que l'électricité n'y venait pas encore.
Au réveil, notre nouveau médecin-chef est venu se faire connaître, tout content de nous voir, qu'il semblait, toute cordialité dehors. Il avait des raisons de son côté pour être heureux, il venait d'être nommé à quatre galons. Cet homme possédait en plus les plus beaux yeux du monde, veloutés et surnaturels, il s'en servait beaucoup pour l'émoi de quatre charmantes infirmières bénévoles qui l'entouraient de prévenances et de mimiques et qui n'en perdaient pas une miette de leur médecin-chef. Dès le premier contact, il se saisit de notre moral, comme il nous en prévint. Sans façon, empoignant familièrement l'épaule de l'un de nous, le secouant paternellement, la voix réconfortante, il nous traça les règles et le plus court chemin pour aller gaillardement et au plus tôt encore nous refaire casser la gueule.
D'où qu'ils provinssent décidément, ils ne pensaient qu'à cela. On aurait dit que ça leur faisait du bien. C'était le nouveau vice. « La France, mes amis, vous a fait confiance, c'est une femme, la plus belle des femmes la France ! entonna-t-il. Elle compte sur votre héroïsme la France ! Victime de la plus lâche, de la plus abominable agression. Elle a le droit d'exiger de ses fils d'être vengée profondément la France ! D'être rétablie dans l'intégrité de son territoire, même au prix du sacrifice le plus haut la France ! Nous ferons tous ici, en ce qui nous concerne, notre devoir, mes amis, faites le vôtre ! Notre science vous appartient ! Elle est vôtre ! Toutes ses ressources sont au service de votre guérison ! Aidez-nous à votre tour dans la mesure de votre bonne volonté ! Je le sais, elle nous est acquise votre bonne volonté ! Et que bientôt vous puissiez tous reprendre votre place à côté de vos chers camarades des tranchées ! Votre place sacrée ! Pour la défense de notre sol chéri. Vive la France ! En avant ! » Il savait parler aux soldats.
Nous étions chacun au pied de notre lit, dans la position du garde-à-vous, l'écoutant. Derrière lui, une brune du groupe de ses jolies infirmières dominait mal l'émotion qui l'étreignait et que quelques larmes rendirent visible. Les autres infirmières, ses compagnes, s'empressèrent aussitôt : « Chérie ! Chérie ! Je vous assure… Il reviendra, voyons !… »
C'était une de ses cousines, la blonde un peu boulotte, qui la consolait le mieux. En passant près de nous, la soutenant dans ses bras, elle me confia la boulotte qu'elle défaillait ainsi la cousine jolie, à cause du départ récent d'un fiancé mobilisé dans la marine. Le maître ardent, déconcerté, s'efforçait d'atténuer le bel et tragique émoi propagé par sa brève et vibrante allocution. Il en demeurait tout confus et peiné devant elle. Réveil d'une trop douloureuse inquiétude dans un cœur d'élite, évidemment pathétique, tout sensibilité et tendresse. « Si nous avions su, maître ! chuchotait encore la blonde cousine, nous vous aurions prévenu… Ils s'aiment si tendrement si vous saviez !… » Le groupe des infirmières et le Maître lui-même disparurent parlotant toujours et bruissant à travers le couloir. On ne s'occupait plus de nous.
J'essayai de me rappeler et de comprendre le sens de cette allocution qu'il venait de prononcer, l'homme aux yeux splendides, mais loin, moi, de m'attrister elles me parurent en y réfléchissant, ces paroles, extraordinairement bien faites pour me dégoûter de mourir. C'était aussi l'avis des autres camarades, mais ils n'y trouvaient pas au surplus comme moi, une façon de défi et d'insulte. Eux ne cherchaient guère à comprendre ce qui se passait autour de nous dans la vie, ils discernaient seulement, et encore à peine, que le délire ordinaire du monde s'était accru depuis quelques mois, dans de telles proportions, qu'on ne pouvait décidément plus appuyer son existence sur rien de stable.
Ici à l'hôpital, tout comme dans la nuit des Flandres la mort nous tracassait ; seulement ici, elle nous menaçait de plus loin la mort irrévocable tout comme là-bas, c'est vrai, une fois lancée sur votre tremblante carcasse par les soins de l'Administration.
Ici, on ne nous engueulait pas, certes, on nous parlait même avec douceur, on nous parlait tout le temps d'autre chose que de la mort, mais notre condamnation figurait toutefois, bien nette au coin de chaque papier qu'on nous demandait de signer, dans chaque précaution qu'on prenait à notre égard : Médailles… Bracelets… La moindre permission… N'importe quel conseil… On se sentait comptés, guettés, numérotés dans la grande réserve des partants de demain. Alors forcément, tout ce monde civil et sanitaire ambiant avait l'air plus léger que nous, par comparaison. Les infirmières, ces garces, ne le partageaient pas, elles, notre destin, elles ne pensaient par contraste, qu'à vivre longtemps, et plus longtemps encore et à aimer c'était clair, à se promener et à mille et dix mille fois faire et refaire l'amour. Chacune de ces angéliques tenait à son petit plan dans le périnée, comme les forçats, pour plus tard, le petit plan d'amour, quand nous serions, nous, crevés dans une boue quelconque et Dieu sait comment !
Elles vous auraient alors des soupirs remémoratifs spéciaux de tendresse qui les rendraient plus attrayantes encore, elles évoqueraient en silences émus, les tragiques temps de la guerre, les revenants… « Vous souvenez-vous du petit Bardamu, diraient-elles à l'heure crépusculaire en pensant à moi, celui qu'on avait tant de mal à empêcher de tousser ?… Il en avait un mauvais moral celui-là, le pauvre petit… Qu'a-t-il pu devenir ? »
Quelques regrets poétiques placés à propos siéent à une femme aussi bien que certains cheveux vaporeux sous les rayons de la lune.
À l'abri de chacun de leurs mots et de leur sollicitude, il fallait dès maintenant comprendre : « Tu vas crever gentil militaire… Tu vas crever… C'est la guerre… Chacun sa vie… Chacun son rôle… Chacun sa mort… Nous avons l'air de partager ta détresse… Mais on ne partage la mort de personne… Tout doit être aux âmes et aux corps bien portants, façon de distraction et rien de plus et rien de moins, et nous sommes nous des solides jeunes filles, belles, considérées, saines et bien élevées… Pour nous tout devient, biologie automatique, joyeux spectacle et se convertit en joie ! Ainsi l'exige notre santé ! Et les vilaines licences du chagrin nous sont impossibles… Il nous faut des excitants à nous, rien que des excitants… Vous serez vite oubliés, petits soldats… Soyez gentils, crevez bien vite… Et que la guerre finisse et qu'on puisse se marier avec un de vos aimables officiers… Un brun surtout !… Vive la Patrie dont parle toujours papa !… Comme l'amour doit être bon quand il revient de la guerre !… Il sera décoré notre petit mari !… Il sera distingué… Vous pourrez cirer ses jolies bottes le beau jour de notre mariage si vous existez encore à ce moment-là, petit soldat… Ne serez-vous pas alors heureux de notre bonheur, petit soldat ?… »