Voyages en conserve
par R. A. Lafferty
Ceci est le compte rendu d’une affaire bien pénible. Je ne lui donne aucunement le sens d’une protestation : toute protestation serait inutile. Holly a disparu, et les Shelnis, eux aussi, auront tous disparu d’ici un jour ou deux, à supposer même qu’il en subsiste un seul à l’heure actuelle. Ces notes ne sont destinées qu’aux archives.
Holly Harkel et moi-même, Vincent Vanhoosier, avions obtenu des crédits et l’autorisation d’aller enregistrer les traditions du folklore Shelni, sur l’obligeante intervention de ce vieux bougre de John Holmberg, le corrélateur. Ce qui n’avait pas été sans nous surprendre, John étant unanimement considéré par tous les folkloristes comme leur pire ennemi. Ses paroles sont restées gravées dans ma mémoire :
« Nous avons, après tout, engagé d’énormes dépenses pour enregistrer jusqu’aux moindres nuances du grognement des cochons et des sons émis par les vers de terre ; nous possédons aussi les enregistrements des couinements de plusieurs centaines d’espèces de rongeurs orbitaux. Nous avons constitué de véritables bibliothèques avec les chants et les caquets de tous les oiseaux et pseudo-ornins. Nous pouvons bien ajouter les Shelnis à notre liste. Je ne crois pas que ce qu’ils font, en tapant sur des racines d’arbre ou en soufflant dans des calebasses, soit de la musique. Je ne crois pas que leur chant monotone ait plus valeur de langage que le bruit d’une porte qui grince. Et nous avons, soit dit en passant, enregistré le bruit produit par plus de trente mille portes grinçantes. Nous avons fait bien pire encore. Va donc pour les Shelnis, si le cœur vous en dit. Mais il va falloir vous dépêcher : ils sont sur le point de disparaître.
» Permettez-moi aussi de vous dire, avec l’expression de toute ma sympathie, que, quand on a la dégaine de Mllle Holly Harkel, on mérite bien d’obtenir ce qui vous tient à cœur. Ce n’est là que simple justice. La facture, de toute façon, sera endossée par la Société des Petits Déjeuners Du Cochon Qui Chante. Ces grandes sociétés ressentent, de temps à autre, la piqûre de puce du remords et sont prises de l’envie de mettre quelques petits sous dans une fondation quelconque, pour se concilier la chance. Leur envie ne va jamais jusqu’à vouloir y mettre de gros sous – la bestiole qui les pique n’est pas assez grosse pour ça. Mais, avec un peu d’astuce, Vanhoosier, vous arriverez peut-être à en tirer, malgré tout, de quoi couvrir vos frais de recherches…»
Et c’est ainsi que Mlle Holly et moi-même avions décroché notre billet et notre budget.
Holly Harkel assurait qu’elle comprenait le langage de diverses créatures, et son crédit en avait souffert. Mais quand elle affirma qu’elle était capable de comprendre les Shelnis, ce fut un tollé général. Il y a là quelque chose d’étrange. Quand le capitaine Charbonett affirma qu’il pouvait comprendre les simiens planétaires, son crédit n’en souffrit pas et, pourtant, s’il y eut jamais prétention extravagante, ce fut bien celle-là. Quand Meyrowitz affirma découvrir une signification ésotérique dans la disposition des crottes de campagnols, son crédit n’en souffrit pas. Mais qu’une Holly Harkel, avec son visage de lutin, vînt affirmer non seulement qu’elle pouvait comprendre les Shelnis, immédiatement et parfaitement, mais encore que lesdits Shelnis, bien loin d’être ces animaux nécrophages inférieurs que l’on disait, étaient, en fait, d’authentiques lutins, qui faisaient de la musique de lutin et chantaient des chants de lutin, cela parut parfaitement incroyable.
Holly Harkel était dotée d’un cœur et d’une âme bien trop vastes pour son corps chétif, et d’un cerveau bien trop vaste, lui aussi, pour sa curieuse petite tête. C’était, je présume, pour cette raison qu’elle n’était partout que bosses. Elle était tout amour, sollicitude et gaieté, et son enveloppe étriquée se boursouflait à vouloir contenir tout cela. Sa laideur avait quelque chose d’extraordinaire, et je crois qu’elle éprouvait un certain plaisir à en faire bénéficier les différents mondes. Elle avait donné son amour aux serpents et aux crapauds, elle avait donné son amour aux singes et aux bâtards. Et, en les étudiant, elle en venait à leur ressembler étrangement. Elle avait été serpent, quand elle étudiait les serpents, et crapaud quand les crapauds firent l’objet de nos travaux. Elle étudiait toute créature de l’intérieur même de cette créature. Mais, de toutes ces métamorphoses, la dernière devait être la plus extraordinaire, extraordinaire même pour une Holly Harkel.
Ayant eu le coup de foudre pour les Shelnis, Holly se transforma immédiatement en Shelni – ce qui ne lui demanda pas grand effort, il est vrai. Elle se mit à se mouvoir, à détaler et à grimper, comme un véritable Shelni. Elle se mit à redescendre des arbres la tête la première, comme un Shelni ou un écureuil. Elle m’avait toujours paru un peu « autre », par rapport aux humains. Et voici maintenant qu’elle brûlait d’aller enregistrer le folklore des Shelnis « avant qu’ils n’aient disparu ».
Pour en venir aux Shelnis eux-mêmes, il faut savoir qu’un certain nombre de savants leur avaient accolé, une fois pour toutes, l’étiquette « humanoïde », et s’acharnaient depuis à défendre cette position contre vents et marées. De tous les humanoïdes, dans ce cas, les Shelnis auraient certainement fait les moins évolués et les plus étranges que l’on eût rencontrés. Mais nous autres, folkloristes, savions bien, intuitivement, à qui nous avions affaire, en réalité : à de purs et simples lutins – et, si j’emploie ici ces deux adjectifs, n’y voyez pas un cliché. Les plus grands d’entre eux mesuraient moins de quatre-vingt-dix centimètres ; les plus vieux d’entre eux n’atteignaient pas leur huitième année. C’était sans doute les créatures les plus laides de toute la création – mais leur laideur, cependant, n’était pas sans attrait. Il n’y avait pas en eux une once de malignité – et d’intelligence encore bien moins, affirmaient péremptoirement les savants qui les avaient étudiés. Ils se montraient amicaux et ouverts – trop amicaux et trop ouverts, comme l’histoire le prouva. Tout ce qui venait des hommes exerçait sur eux une véritable fascination, et c’est ce qui les perdit. Mais les Shelnis n’étaient pas plus humains que ne le sont les ogres ou les fées ; et moins, beaucoup, beaucoup, beaucoup moins que ne le sont les singes.
« Il y a ici, je le devine, une de leurs tanières, » dit Holly le premier jour (qui était avant-hier). « Il doit y en avoir toute une tribu là-dessous, et la porte se trouve tout en bas, sous les racines de cet arbre. Je n’aurais jamais imaginé, quand j’ai passé mon doctorat de musique primitive, qu’il m’arriverait un jour de descendre sous les racines d’un arbre pour aller rendre visite à des farfadets. Disons plutôt que jamais je n’aurais osé l’espérer. Il y avait tant de choses qu’on ne nous apprenait pas ! Il y a même eu, dans ma vie, une période au cours de laquelle j’ai cessé de croire aux lutins. »
(Mais, sur ce dernier point, c’est moi qui ne la crus pas.)
Et voilà tout soudain Holly qui saute dans un trou la tête la première, comme un hamster, comme un rat musqué, comme un Shelni. Je la suivis, mais très prudemment, et les pieds en premier. Eussé-je été tout seul que j’aurais dû me contenter d’étudier les Shelnis de l’extérieur. Je n’aurais jamais su, moi, me glisser à l’intérieur de leur peau verte. Je n’aurais jamais su, moi, coasser ni chanter avec leur langue de grenouille. Je n’aurais jamais pu sentir, moi, ce qui faisait s’écarquiller leurs yeux en boule de loto. Eussé-je été seul que je n’aurais même pas été capable de découvrir leur tanière.
Et, au fond du trou, à l’orée de la tanière proprement dite, j’assistai à une rencontre à la réalité de laquelle je ne pus croire sur le moment, allant jusqu’à douter du témoignage de mes sens. Oui, ce furent bien mes propres oreilles, transcendantées pour l’occasion, qui me rapportèrent la conversation qui se tint là, entre Holly Harkel et l’Ancien de cinq ans qui gardait la porte. Ils parlèrent en Shelni-grenouille, cette langue qui se coasse, mais c’était en même temps une sorte d’anglais, et je le compris.