« Toc, toc, toc, » fit Holly.
— « N’entre qui toque, » fit le garde.
— « À qui toque s’ouvre l’huis. »
— « Mais qui lui ? »
— « C’est Holly. »
— « Dans mon carillon que met-on ? »
— « Ding ding dong, nous entrons. »
Et il nous laissa entrer. Si vous croyez que l’on peut pénétrer dans un repaire de Shelnis sans d’abord se livrer à une joute poétique avec l’Ancien de cinq ans qui le garde, c’est bien la preuve que vous n’avez jamais mis les pieds dans un seul d’entre eux. Et les philologues ont beau prétendre que le langage Shelni n’est que coassement dépourvu de toute signification, il n’empêche que Holly, tout le temps, et moi-même par éclairs, lui en avons bel et bien trouvé une, de signification. L’intuition de Holly ne l’avait pas trompée !
Holly avait, en effet, toujours soutenu que les Shelnis parlaient anglais, dans la mesure où leur appareil vocal le leur permettait. Eh bien ! les Shelnis lui dirent, dès notre première séance de travail, qu’ils n’avaient jamais eu de langue qui leur fût propre, « parce que personne ne s’était jamais donné la peine de leur en fabriquer une », et qu’ils avaient utilisé l’anglais du jour où ils étaient venus à l’entendre. « Nous payerions volontiers l’emploi que nous en faisons » ajoutèrent-ils, « si nous avions quelque chose à vous donner en payement. » C’est donc bien de l’anglais-grenouille que coassent les Shelnis, mais ne peuvent le comprendre que ceux qui ont l’oreille pure.
Je lançai l’appareil enregistreur, Holly lança les Shelnis, et, très vite, les amena à jouer de leurs flûtes en forme de calebasse. Ils nous jouèrent de la musique grenouille. Et des turlutations Sionnach, d’une tristesse ineffable. Et une mélodie où s’entremêlaient les accents du corbeau, de la corneille et du chouca. Ils jouèrent aussi d’étranges petits morceaux, très agréables, qui sonnaient comme s’ils avaient été joués sous l’eau – et qu’il eût été difficile d’imaginer, pour le moins, joués ailleurs que sous la surface du sol.
Les airs étaient courts, comme le sont toujours les ritournelles enfantines. Il n’y avait pas vraiment d’orchestration, bien que cela eût été possible, les sept flûtes, faites de calebasses de tailles variées, donnant des voix différentes. On y trouvait, cependant, de la vraie mélodie : concise, complète, achevée – la perfection nanisée. C’étaient des fugues souterraines, toutes éclaboussées du sang des vers de terre, fraîches aussi, comme du cidre de racine. C’étaient des stridulations de sauterelles, de hannetons et de criquets.
Holly obtînt ensuite d’un des Shelnis, parmi les plus anciens, qu’il racontât des histoires, tandis que les flûtes gloussaient de joie. En voici deux, enregistrées ce premier jour. Ceux qui les écoutent aujourd’hui disent qu’ils n’entendent là qu’une suite de coassements. Mais pour les avoir entendues en compagnie de Holly Harkel, qui m’en a facilité l’interprétation, je peux, moi, parfaitement les entendre, et parfaitement les comprendre, dans leur anglais-coassement-de-grenouille.
Reçois-les, Effroyable Postérité ! Mais je ne suis pas très sûr que tu le mérites, si modeste qu’il soit, ce legs des Shelnis.
Voici l’histoire, telle qu’on doit la raconter.
Il y avait une fois un Shelni qui avait perdu sa dent de sépulture avant que de mourir. Tout Shelni entre dans la vie avec six dents, et il en perd une chaque année. Et puis, quand il est très vieux, et qu’il ne lui reste plus qu’une seule dent, il meurt. Et il doit donner sa dernière dent au Skokie sépultureur pour payer son inhumation. Mais notre Shelni avait soit perdu deux dents la même année, soit vécu jusqu’à un âge trop avancé.
Il mourut, et il ne lui restait pas de dent à donner en payement.
« Je refuse de t’enterrer, si tu n’as pas de dent pour me payer, » dit le Skokie sépultureur. « Je ne sais quand même pas travailler pour rien ! »
— « Eh bien ! je m’enterrerai tout seul ! » dit le Shelni mort.
— « Tu ne sauras pas le faire, » rétorqua le Skokie sépultureur. « Tu ne connais pas les endroits qui restent encore disponibles. Où que tu ailles, tout sera occupé. Selon les accords que j’ai passés, tout le monde doit dire que toutes les places sont prises et, comme ça, il n’y a que le sépultureur qui puisse sépulturer. À chacun son métier. »
Le Shelni mort s’en fut, néanmoins, à la recherche d’un endroit pour s’enterrer. Il creusa de petits trous dans la prairie, mais, où qu’il creusât, il trouva que c’était plein de Shelnis morts, de Skokies morts, ou de grenouilles mortes. Et ils l’obligeaient tout le temps à remettre en place toute la terre qu’il avait déplacée.
Il creusa des trous dans la vallée, et ce fut pareil. Il creusa des trous sur la colline, pour s’entendre dire que la colline elle aussi était complète. Alors, il partit en pleurant, en pleurant parce qu’il n’arrivait pas à trouver un endroit où reposer en paix.
Il demanda aux Eanlaiths s’il pouvait s’installer dans leur arbre. Et ils lui dirent non, tu ne peux pas. Nous ne laisserons nul mort venir vivre dans notre arbre.
Il demanda aux Eises s’il pouvait s’installer dans leur mare. Et ils lui dirent non, tu ne peux pas. Nous ne laisserons nul mort habiter notre mare.
Il demanda aux Sionnachs s’il pouvait dormir dans leur tanière. Et ils lui dirent non, tu ne peux pas. Ils l’aimaient bien, du temps qu’il était vivant, mais un mort n’a guère d’amis.
Et c’est pourquoi le pauvre Shelni mort erre toujours sans trouver d’endroit où poser sa tête. Et il errera jusqu’à la fin des temps s’il ne parvient pas à trouver une autre dent de sépulture pour payer son inhumation.
Ainsi finit l’histoire, telle qu’on l’a toujours racontée.
Cette histoire de sépulture appelle le commentaire suivant : les Shelnis sont donc soigneusement inhumés. Mais leurs tombes sont manifestement creusées non pas par le Shelni aux six doigts, mais bien par le Skokie à sept griffes. Il doit y avoir matière à réflexion dans ce rôle de sépultureur réservé au Skokie. Le Skokie, d’ailleurs, bien que situé beaucoup plus haut que le Shelni sur le bas de l’échelle, n’enterre pas les siens.
À noter également que l’on n’a jamais découvert de restes de Shelnis remontant à plus de trente années standards, environ. Et que l’on n’a jamais trouvé, non plus, de Shelni gisant sans sépulture, ni de Shelni fossile.
Deuxième histoire (du premier jour).
L’histoire se raconte ainsi :
Il y avait une fois une femme qui n’était ni Shelni, ni Skokie, ni grenouille. C’était une Femme du Ciel. Elle vint un jour s’asseoir, avec son enfant, sous un arbre Shelni. Quand elle se leva pour partir, elle laissa son enfant, qui s’était endormi, et prit par mégarde un enfant Shelni à sa place. Et puis la femme Shelni vint chercher son enfant, et le regarda. Elle ne savait pas ce qui n’allait pas, mais c’était un enfant de Gens des Étoiles.
« Oh ! il a la peau rose et les yeux plats ! Comment cela se fait-il ? » demanda la femme Shelni. Mais elle le prit chez elle, et il vit toujours avec les Shelnis, et tout le monde a oublié la différence.