Nul ne sait ce que pensa la Femme du Ciel quand, arrivée chez elle avec l’enfant Shelni, elle le regarda. Mais elle le garda, et il grandit, et il était plus beau que le plus beau d’entre eux.
Mais quand arriva la deuxième année, et que le jeune Shelni fut grand, il alla dans les bois et dit : « Je sens bien que je ne suis pas un Fils du Ciel. Mais si je ne suis pas un Fils du Ciel, que suis-je alors ? Je ne suis pas un canard. Je ne suis pas une grenouille. Et si je suis un oiseau, quelle espèce d’oiseau suis-je donc ? Il ne reste rien. Ce doit être que je suis un arbre. » Cela ne manquait pas de bon sens. Nous, les Shelnis, nous ressemblons effectivement un peu aux arbres.
Alors le Shelni prit racine et s’entoura d’écorce et se donna beaucoup de mal pour être un arbre. Il endura toutes les tribulations qui forment la vie d’un arbre. Il fut rongé par les chèvres et les gobnius. Il fut léché par la langue râpeuse des vaches et des croms. Il fut infesté de limaces et compissé par l’animal sans nom. On vint même lui couper des branches pour en faire du feu.
Mais il sentait tout le temps la musique de calebasse qui s’infiltrait dans son corps, lui grimpant du bout des doigts de pieds jusqu’à la fine pointe des cheveux, et il reconnaissait dans cette musique ce qu’il avait toujours cherché. C’était la musique de calebasse et de fourchette que vous entendez à l’instant même.
Alors, un oiseau dit au Shelni qu’il n’était pas vraiment un arbre, mais qu’il était trop tard pour qu’il puisse s’arrêter de pousser comme un arbre. Il avait des frères et des sœurs et des parents qui vivaient dans le trou qu’abritaient ses racines, lui dit l’oiseau, et ils n’auraient plus de maison s’il arrêtait d’être un arbre.
Cet arbre, c’est celui qui forme le toit de notre tanière, de la tanière où nous sommes à l’instant même. Cet arbre, c’est notre frère perdu, qui avait oublié qu’il était un Shelni.
Ainsi finit l’histoire, et je n’y ai rien changé.
Je fus frappé, le deuxième jour, de voir à quel point Holly en était venue à ressembler aux Shelnis. Et elle n’était guère plus grande qu’eux. Je n’avais jamais remarqué qu’elle fût aussi petite. Mais quoi, elle en était déjà venue à ressembler à toutes les créatures qu’il avait pu nous arriver d’étudier ensemble. Holly affirmait que les Shelnis étaient intelligents, et je ne suis moi-même pas loin de partager cette opinion. Mais le paragraphe qui leur est consacré, dans le manuel de base de ce monde, est d’un avis diamétralement opposé :
«… Une certaine tendance à attribuer aux Shelnis une intelligence qu’ils ne possèdent pas, tendance attribuable peut-être à leur ressemblance imaginaire avec les hommes. Dans le test du labyrinthe, ils se montrent sans conteste inférieurs aux rongeurs. Dans la manipulation des loquets et des verrous, ils font preuve de beaucoup moins d’habileté que les ratons laveurs terrestres, ou que les rojons des astéroïdes. Pour le maniement des outils, et pour la vérité de leurs imitations, ils sont loin de valoir les simiens. Sur le plan de la quête alimentaire et de l’instinct de survie, ils sont très en dessous du cochon et du harzl. Sur le plan du mnême, prélude nécessaire à l’intelligence, ils sont à peu près au niveau de la tortue. Leur “langage” n’a pas la qualité imitative qui caractérise celui des oiseaux parleurs, et leur “musique” est inférieure à celle des insectes. Ils font de médiocres chiens de garde, et comme épouvantails s’avèrent inefficaces. Il apparaît donc que le mouvement qui s’est dessiné en faveur de l’abolition de la shelniphagie, et dont nous ne contestons pas la sincérité, est sans fondement. Après tout, et comme l’a si bien dit un de nos pionniers de l’espace : « À quoi d’autre peuvent-ils bien servir ? »
Nous voici donc bien obligés d’admettre que les Shelnis sont moins intelligents que les rats, les cochons ou les harzls. Et pourtant, sous l’influence de Holly sans doute, je me sens beaucoup plus d’affinités pour eux que pour les rats, les cochons, les ratons laveurs, les corbeaux, et tout ce que vous voudrez. Mais, de toutes les créatures, le Shelni est la plus désarmée, c’est vrai.
Comment arrivent-ils, même, à se reproduire ?
Les Shelnis ont des chansons de toute sorte, mais ils ignorent totalement la chanson sentimentale telle que nous l’entendons. Ce ne sont, somme toute, que de petits enfants, jusqu’à ce qu’ils meurent de vieillesse. Leurs rapports, sous l’angle sexuel, semblent se caractériser soit par une totale innocence, soit par une extrême pudeur.
« Je ne vois pas du tout comment ils peuvent faire ça, Vincent » dit Holly le deuxième jour (qui était hier). « Ils sont là, c’est donc qu’ils sont nés. Mais comment ces enfants de trois ans, si pudiques et si écervelés, peuvent-ils bien s’arranger pour réussir leur affaire ? Je ne trouve rien du tout dans leurs légendes ou leurs schèmes de comportement ; et vous ? Dans leurs légendes, tous les enfants sont des enfants trouvés. Ils naissent, ou on les trouve sous une touffe de myrtilles (c’est ainsi que je traduis “spionam”). Ou bien encore, dans d’autres cycles, on les trouve sous un sorbier ou dans un carré de concombres. Le bon sens nous dit que les Shelnis doivent être placentaires et vivipares. Mais le bon sens s’applique-t-il bien à la gent lutine ? Ils ont une autre légende encore, qui fait d’eux des fongoïdes qui sortiraient du sol, la nuit, comme des champignons. Quand une femme Shelni désire avoir un enfant, elle doit demander à un Skokie de lui vendre une bouture de champignon, et la mettre en terre. Au matin suivant, il ne lui reste plus qu’à cueillir son petit. »
Mais Holly était déprimée, hier matin. Elle avait lu un extrait de la prose de notre commanditaire, la Société Des Petits Déjeuners Du Cochon Qui Chante, et sa lecture l’avait troublée !
« Le Cochon Qui Chante ! Le régal des enfants, l’aliment du moment ! Des personnages de contes de fées mis en boîte exprès pour vous ! De la vraie chair de vrais lutins. Pas de gras, pas d’os. Si vous tombez sur une boîte dont l’étiquette porte un numéro gagnant, vous recevrez gratuitement la reproduction d’une flûte-calebasse Shelni. Soyez le premier dans votre immeuble à mettre sur votre table le Cochon Qui Chante ! La vraie chair de vrais lutins ! Enrichie à la fécule de blé et relevée aux condiments naturels. »
Mais quoi, il ne s’agissait après tout que d’une publicité venue du Monde lointain. Nous avions, nous, nos enregistrements à faire.
« Je ne sais pas, Vincent, comment ils sont arrivés là, » dit Holly, « mais ce que je sais bien, par contre, c’est qu’ils ne vont plus y rester bien longtemps. Dépêchons, dépêchons, il nous faut noter tout ça. Je veux les préserver de l’oubli complet. »
Ce deuxième jour (qui était hier), Holly obtint d’eux qu’ils jouent de la fourchette. Cela n’avait pas été possible le jour précédent pour une raison majeure : on ne devait pas jouer de la fourchette pour quelqu’un que l’on ne connaissait pas de la veille. Les Shelnis n’ont pas d’instruments à cordes. Ils les remplacent par des fourchettes, dont les dents chantent en vibrant sous leurs doigts. Ils jouent de ces fourchettes aux nombreuses dents comme on joue de la harpe, et, comme ils utilisent les racines des arbres en guise d’amplificateurs de résonance, c’est jusqu’au feuillage de la forêt, au-dessus de leurs têtes, qui participe à leur musique. Les fourchettes et leurs dents sont en bois, d’un bois qui est à la fois très dur et très léger, et qu’ils épointent avec des silex noirs et de la poudre de calcaire. C’est, je crois, un bois qui en est au premier stade de la pétrification. La musique de fourchette succède habituellement à la musique de flûte-calebasse, et les ballades qu’elle soutient ont une tonalité de tristesse rêveuse qui contraste avec la simplicité enfantine du texte.