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Nous avons enregistré deux de ces ballades le deuxième jour (qui était hier). Les voici.

Ballade du Skokie qui avait perdu sa femme

L’histoire se raconte ainsi.

Un Skokie entendit une nuit un Shelni qui jouait de sa flûte-calebasse.

« C’est la voix de ma femme, » dit le Skokie, « je la reconnaîtrais entre mille. »

Le Skokie avait battu toute la lande pour retrouver sa femme. Il descendit dans le trou d’où provenait la voix de son épouse, mais, tout ce qu’il trouva au fond du trou, ce fut un Shelni qui jouait de sa flûte-calebasse.

« Je cherche ma pauvre femme que j’ai perdue, » dit le Skokie. « Je viens d’entendre sa voix, qui provenait de ce trou. Où est-elle ? »

— « Il n’y a ici personne d’autre que moi, » dit le Shelni. « Je me tiens ici tout seul, à jouer de la flûte pour la lune, dont les rayons ruissellent sur les parois de mon trou. »

— « Mais je l’ai entendue, et sa voix venait d’ici, » dit le Skokie. « Je veux la retrouver. »

— « À quoi sa voix ressemble-t-elle ? » demanda le Shelni. « À ceci ? » Et il joua quelques notes sur sa flûte-calebasse.

— « Oui, c’est bien ma femme, » dit le Skokie. « Où l’as-tu cachée ? C’est tout à fait sa voix. »

— « Ce n’est la femme de personne, » dit le Shelni au Skokie. « Ce n’est qu’un petit air de ma composition. »

— « Tu joues avec la voix de ma femme, c’est donc que tu l’as avalée, » dit le Skokie. « Il faut que je te démonte pour vérifier. »

— « Si j’ai avalé la femme de qui que ce soit, j’en suis désolé, » dit le Shelni. « Fais donc ! »

Et le Skokie démonta le Shelni, et en éparpilla les pièces sur tout le fond du trou, et même un peu sur l’herbe, en dehors du trou. Mais il ne put trouver le moindre bout de sa femme.

« Je me suis trompé, » dit-il. « Mais qui aurait pu croire que, sans avoir avalé ma femme, on pût faire sa voix sur la flûte ? »

— « Ça ne fait rien, » dit le Shelni, « du moment que tu me remontes. Je me souviens à peu près de la façon dont je vais. Si tu te souviens du reste, tu dois arriver à me remonter. »

Mais aucun des deux ne se souvenait très bien de la façon dont allait le Shelni avant qu’il ne fût démonté, et le Skokie le remonta tout de travers.

Il y avait des pièces qui manquaient pour certaines parties, tandis que, pour d’autres, il y en avait de trop.

« Laissez-moi vous aider, » dit une grenouille qui passait par là. « Je me souviens où vont certaines des pièces. De plus, je crois bien que c’est ma femme à moi qu’il a dû avaler, j’ai reconnu sa voix sur la flûte. Ce n’était pas une voix de Skokie. »

La grenouille les aida, et ils firent de leur mieux pour rassembler leurs souvenirs, mais ça ne marcha pas. Il y avait des pièces qu’ils ne retrouvaient pas, et d’autres qui ne pouvaient aller nulle part. Quand ils eurent fini de le remonter, le Shelni souffrait beaucoup, pouvait à peine bouger, et ne ressemblait guère à un Shelni.

« J’ai fait tout ce que j’ai pu, » dit le Skokie. « Tu vas devoir rester comme ça. Mais où est la grenouille ? »

— « Ici, dans le Shelni, » dit la grenouille.

— « Eh bien ! restes-y ! » dit le Skokie. « Je commence à en avoir assez de vous deux ! Assez ! Tellement assez que j’ai des pièces en trop. Je vais, ma foi, les emporter : elles me permettront peut-être de construire quelqu’un d’autre. »

Et le Shelni est toujours comme ça, assemblé tout de travers. Et, comme cela se voit, il ne circule que la nuit ; il a trop honte pour sortir le jour. Ne connaissant pas son histoire, il y a des gens qui ont peur de lui quand ils le rencontrent. Il joue toujours de la flûte-calebasse avec la voix de la femme que le Skokie a perdue, et avec la voix de la grenouille aussi. Écoutez, on l’entend justement. Il vit dans la peine et la douleur parce que personne ne sait le remonter correctement.

Quant au Skokie, il n’a jamais retrouvé sa femme.

Telle est l’histoire du Skokie qui avait perdu sa femme.

Et puis vint la deuxième histoire de notre enregistrement d’hier – la dernière histoire des Shelnis, la dernière histoire que notre enregistreur allait recueillir de leur bouche – mais nous l’ignorions encore à ce moment-là.

Ballade des cochons qui chantent

Il est dit que :

Nos ancêtres nous ont légué l’histoire des cochons qui chantent, qui chantent si fort qu’ils s’envolent dans le ciel sur la queue de leur propre chanson. Eh bien ! nous aussi, si nous chantons assez fort, si nous arrivons à tirer de nos flûtes des trilles assez perçants, si nous arrivons à tirer de nos fourchettes des vibrations assez sonores, nous obtiendrons d’être les cochons qui chantent de notre histoire. Nombreux déjà sont ceux d’entre nous qui s’en sont allés en Cochons Qui Chantent.

Il vient des carillonneurs, avec des charrettes musicales. Ils jouent à toute volée leur musique céleste. Et ils viennent pour l’amour de nous. Si nous pouvons faire assez vite, quand ils viennent, nous pouvons partir avec eux, nous pouvons voyager en conserve d’un bout à l’autre du ciel.

Ding dong ! il arrive le carillonneur, avec sa charrette musicale ! Allons les Shelnis, dépêchez-vous ! Voici venu le jour où vous pouvez obtenir de partir. Venez tous, ô Shelnis de la vallée et de la rivière ! et sautez dans la charrette pour profiter du voyage qu’on vous offre ! Venez tous, ô Shelnis de la plaine et des bois ! Quittez l’abri de vos racines d’arbres et de vos trous dans le sol ! Les Skokies ne peuvent pas partir, les grenouilles ne peuvent pas partir, il n’y a que les Shelnis qui puissent partir.

Pleurez si, la charrette étant trop pleine, vous ne pouvez pas partir aujourd’hui, mais séchez vite vos larmes. Les carillonneurs disent qu’ils reviendront demain, et tous les jours ensuite, jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucun Shelni.

« Venez à nous, petits Cochons Chantants de Shelnis, » crie un carillonneur. « Venez profiter du grand voyage qu’on vous offre jusqu’à la Terre lointaine. Hé ben ! tu as déjà vu ça, toi, des animaux qui sautent dans le fourgon des abattoirs dès que tu agites une cloche ? Allons, venez petits Cochons de Shelnis, il reste encore dix places dans ce fourgon. C’est tout, c’est tout. Il y aura demain un tas d’autres fourgons. Nous vous prendrons tous, tous jusqu’au dernier ! Hé ben ! tu as déjà vu ça, toi ? des petits cochons qui pleurent parce qu’il n’y a plus de place pour eux dans le fourgon des abattoirs ? »

Telles sont les paroles sublimes qu’un carillonneur prononce pour l’amour de nous.

Il n’est même pas besoin de donner une dent de sépulture, ou toute autre dent, pour payer le voyage. Les grenouilles ne peuvent pas partir. Les Skokies ne peuvent pas partir. Il n’y a que les Shelnis qui puissent partir.

Et oyez, oyez le grand prodige ! Du fourgon, les Shelnis sont conduits dans un endroit où on leur retire tous leurs os. C’est bien la première fois qu’une telle chose arrive aux Shelnis. Et, dans un autre endroit, on les met à bouillir, jusqu’à ce que leur taille soit réduite de moitié, et qu’ils soient redevenus comme de petits Shelnis. C’est alors que commence le grand jeu, et tous ont le droit d’y participer. Ils se glissent dans des boîtes de conserve, et chacun, dans sa boîte, profite du grand voyage gratuit qu’on lui offre, jusqu’à la Terre lointaine. Voyagez en conserve !

Séchez vos pleurs amers, vous qui avez manqué la charrette musicale d’aujourd’hui. Allez vous coucher tôt ce soir, pour vous lever demain de bon matin. Et chantez demain de toutes vos forces, pour que les carillonneurs sachent où diriger leurs pas. Tirez de vos flûtes les trilles les plus perçants, tirez de vos fourchettes les vibrations les plus sonores, et criez « hou-ou, hou-ou ! carillonneurs, nous sommes ici ! »