Tout le monde rit en partant dans la charrette musicale avec les carillonneurs. Mais l’histoire dit qu’il y aura un jour une femme Shelni qui pleurera, au lieu de rire, quand ils l’emmèneront. Qu’est-ce qu’elle pourra bien avoir, cette femme, à pleurer ainsi ? Elle criera : « Soyez maudits, espèces d’assassins ! Ce sont presque des hommes ! Vous n’avez pas le droit de les prendre ! Soyez deux fois maudits ! Je suis une femme humaine, moi, vous n’avez pas le droit de me prendre ! Je sais bien que j’ai l’air aussi bizarre qu’eux, mais je suis humaine, moi ! Oh ! là là ! » Ce passage prophétique, c’est ce qu’il y a de plus curieux dans l’histoire.
« Oh ! là là ! » dira la femme. « Oh ! là là ! » répondra la flûte en écho. « Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir, cette femme, à pleurer au lieu de rire ? »
Cette histoire est la dernière de nos histoires. C’est dit partout. Quand elle aura été racontée pour la dernière fois, il ne se racontera plus jamais d’histoires ici, et il n’y aura plus de Shelnis. Quel besoin a-t-on d’histoires et de musique quand on peut voyager en conserve ?
C’est ainsi qu’il est dit.
Nous quittâmes alors le terrier des Shelnis (pour, hélas ! ne plus y revenir !), et l’Ancien de cinq ans qui en gardait la porte nous imposa, comme toujours, le cérémonial de la joute rimée.
« Que veut-tu dire ? »
— « Je dois partir. »
— « D’un maléfice, je vois l’auspice. »
— « Que puis-je faire, ô petit frère ? »
— « Holly, tu pleures…»
— « Chante donc, veilleur. »
— « Le vent m’emporte. »
— « Ouvre la porte. »
Et, chose extraordinaire, Holly Harkel pleurait quand elle sortit (pour, hélas ! ne plus y revenir) du terrier des Shelnis. Elle pleurait, avec de grosses larmes de lutin. Je m’attendais presque à les voir couler vertes.
Ma pensée ne peut se détacher, aujourd’hui, de la façon étonnante dont feu Holly Harkel en était venue, pour finir, à ressembler aux Shelnis. Une véritable Shelni !
« Tout m’est bien égal, maintenant, » me dit-elle ce matin-là. « Et quel amour serait le mien si j’acceptais de les voir partir en restant, moi, sur le rivage ? »
C’est une affaire bien pénible. J’ai, certes, tenté de protester, mais ils n’arrêtaient pas de secouer les cloches en chantant : « Venez, petits Chanteurs-Shelnis-Cochons ! Venez tous dans notre charrette ! La Terre vous attend, dans vos boîtes de conserve ! Hé ben ! regarde comme ils sautent dans le fourgon des abattoirs ! »
« Votre erreur est impardonnable, » leur ai-je dit. « Il était certainement possible de faire la différence entre un être humain et un Shelni. »
— « Pas pour celui-ci, » dit un des carillonneurs. « Je vous assure, en tout cas, qu’ils y ont tous sauté de leur plein gré, dans le fourgon, même celui qui avait une drôle de dégaine, et qui pleurait. Mais oui, on va vous les donner, ses os, si vous pouvez dire lesquels c’est. »
Il me reste les ossements de Holly ; et c’est tout. Holly était quelqu’un comme on n’en rencontre pas deux. Et, maintenant, c’est fini.
Non, ce n’est pas fini !
Société des Petits Déjeuners du Cochon Qui Chante, prends garde ! L’heure de la vengeance sonnera !
Je le jure !
Traduit par Charles Canet.
Titre original : Ride a tin can.
Parution aux U.S.A. : If, avril 1970.