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Mais l’épreuve n’avait rien à voir avec la mort, ou du moins n’était pas présentée comme cela. C’était vraiment très simple. Le père de Qing-jao la mena dans une grande pièce où trois hommes d’un grand âge étaient agenouillés. Ils semblaient être des hommes – ils auraient pu être des femmes. Ils étaient si vieux que tous les signes distinctifs avaient disparu. Ils n’avaient que de minuscules mèches blanches, n’avaient pas de barbe du tout et étaient vêtus de sacs informes. Qing-jao apprendrait plus tard que c’étaient des eunuques du temple, survivants d’une époque révolue – avant que le Congrès stellaire intervienne pour proscrire toute mutilation, même volontaire, au service d’une religion. Mais à présent c’étaient de vieilles créatures, mystérieux fantômes dont les mains la touchaient et exploraient ses vêtements.

Que cherchaient-ils ? Ils trouvèrent ses baguettes en ébène et les lui enlevèrent. Ils lui enlevèrent l’écharpe qui lui ceignait la taille. Ils lui prirent ses chaussons. Elle apprendrait plus tard qu’on la dépouillait de ces objets parce que d’autres fillettes avaient atteint un tel degré de désespoir pendant l’épreuve qu’elles s’étaient donné la mort. L’une avait introduit les baguettes dans ses narines avant de se jeter sur le sol pour se les enfoncer dans le cerveau. Une autre s’était pendue avec sa ceinture. Une autre encore s’était étouffée en avalant ses chaussons. Les tentatives de suicide étaient rares, mais elles arrivaient toujours, semblait-il, aux enfants les plus doués, et à une majorité de filles. Ainsi éloignèrent-ils de Qing-jao tous les instruments connus du suicide.

Les vieillards se retirèrent. Le père de Qing-jao s’agenouilla près d’elle et lui parla les yeux dans les yeux.

— Tu dois comprendre, Qing-jao, qu’en vérité ce n’est pas toi que nous mettons à l’épreuve. Rien de ce que tu peux faire librement et délibérément ne peut produire la moindre différence dans ce qui se passe ici. Nous éprouvons en réalité les dieux, pour voir s’ils sont déterminés à te parler. Si oui, ils en trouveront le moyen, nous le verrons et tu sortiras de cette salle en tant qu’élue par la parole des dieux. Sinon, tu sortiras d’ici libérée à jamais de leurs voix. Je ne peux te dire le résultat pour lequel je prie, puisque je ne le connais pas moi-même.

— Père, dit Qing-jao, et si tu avais honte de moi ?

Rien que d’y penser, elle avait des picotements dans les mains, comme si elles étaient couvertes de poussière, comme si elle avait besoin de les laver.

— Je n’aurai pas honte de toi, quoi qu’il advienne.

Puis il frappa dans ses mains. L’un des vieillards revint avec une lourde bassine qu’il posa par terre devant Qing-jao.

— Plonge les deux mains là-dedans, dit son père.

La bassine était pleine d’une graisse noire et épaisse. Qing-jao frissonna.

— Je ne peux pas mettre les mains là-dedans.

Son père s’approcha, la prit par les avant-bras et la força à plonger les mains dans l’ignoble matière. Qing-jao hurla – c’était la première fois que son père faisait usage de la force avec elle. Et quand il libéra ses bras, ses mains étaient couvertes d’une bave gluante. Elle eut un hoquet de dégoût devant ce spectacle ; elle avait du mal à respirer en les voyant dans cet état, dans cette puanteur.

Le vieillard ramassa la bassine et l’emporta.

— Où puis-je me laver, père ? geignit Qing-jao.

— Tu ne peux pas te laver, dit son père. Tu ne pourras jamais plus te laver.

Et comme Qing-jao était une enfant, elle le crut, sans deviner que ses paroles faisaient partie de l’épreuve. Elle vit son père quitter la pièce. Elle entendit le loquet se refermer derrière lui. Elle était seule.

D’abord, elle garda les mains devant elle, prenant bien soin qu’elles ne touchent aucune partie de ses vêtements. Elle chercha désespérément où se laver, mais il n’y avait pas d’eau, pas même un torchon. La salle était loin d’être vide : il y avait des chaises, des tables, des statues, de grandes jarres en terre, mais toutes les surfaces étaient dures, si lustrées et si propres qu’elle ne pouvait se résoudre à les toucher. Et pourtant, la souillure de ses mains était intolérable. Il fallait absolument qu’elle les lave.

— Père ! cria-t-elle. Viens me laver les mains !

Il pouvait sûrement l’entendre. Il était sûrement non loin de là, attendant le résultat de l’épreuve. Il devait l’entendre, mais il ne vint pas.

La seule étoffe dans toute la pièce était celle de la robe qu’elle portait. Elle pourrait s’essuyer les mains dessus, mais alors elle aurait de la graisse sur elle, et elle pourrait salir d’autres parties de son corps. Evidemment, la solution était de la retirer, mais comment procéder sans toucher de ses mains sales une autre partie de son corps ?

Elle essaya. D’abord, elle enleva toute la graisse qu’elle put en frottant ses mains contre les bras polis d’une statue. Pardonne-moi, dit-elle à la statue, au cas où elle aurait appartenu à un dieu. Je viendrai te nettoyer après, je te nettoierai avec ma propre robe.

Puis elle passa les mains par-dessus ses épaules et remonta l’étoffe dans son dos, tirant sur la robe pour la faire passer au-dessus de sa tête. Ses doigts graisseux glissèrent sur la soie ; elle sentait la matière froide et gluante sur son dos nu à travers l’étoffe. Je la nettoierai plus tard, se dit-elle.

Enfin, elle assura suffisamment sa prise sur le tissu pour retirer la robe. Elle glissa par-dessus sa tête, mais, avant même qu’elle ait pu la dégager complètement, elle comprit qu’elle était tombée de Charybde en Scylla, car elle avait mis un peu de graisse dans ses cheveux, qui lui étaient retombés sur le visage, et elle avait maintenant de la saleté non seulement sur les mains, mais sur le dos, dans les cheveux, sur le visage.

Elle essaya encore. Elle retira complètement la robe puis s’essuya soigneusement les mains sur un petit coin du tissu. Ensuite, elle s’essuya le visage sur un autre. Mais en vain. Quoi qu’elle fasse, un peu de graisse venait se coller sur elle. Elle avait l’impression que la soie de sa robe n’avait qu’étalé la graisse sur son visage au lieu de la détacher. Elle n’avait jamais été si désespérément sale de toute sa vie. Cette souillure était intolérable, et pourtant elle n’arrivait pas à s’en débarrasser.

— Père ! Viens me chercher ! Je ne veux pas être élue des dieux !

Il ne vint pas. Elle se mit à pleurer.

Mais ses larmes ne lui furent d’aucun secours. Plus elle pleurait, plus elle se sentait sale. Le besoin éperdu de se laver était plus fort que ses pleurs. Le visage ruisselant de larmes, elle commença à chercher désespérément un moyen d’enlever la graisse de ses mains. Elle essaya encore avec la soie de sa robe mais, après quelques tentatives, elle ne tarda pas à s’essuyer les mains sur les murs, répandant des traînées de graisse aux quatre coins de la salie. Elle frottait ses paumes sur le mur tellement vite que la chaleur dégagée faisait fondre la graisse. Elle frotta, frotta et frotta jusqu’à ce que ses mains soient à vif, jusqu’à ce que quelques-unes de ses verrues brusquement ramollies disparaissent par abrasion ou soient arrachées par d’invisibles éclats dans le bois des parois.