Quand ses paumes et ses doigts lui firent tellement mal qu’elle ne sentit plus la graisse qui les souillait, elle se les passa sur le visage, s’entaillant la peau avec les ongles pour en gratter la saleté. Ensuite, elle se remit à frotter les murs de ses mains à nouveau salies.
Finalement, épuisée, elle se laissa choir sur le plancher et pleura de douleur et d’impuissance. Les larmes sourdaient de ses paupières fermées et ruisselaient sur ses joues. Elle se frotta les yeux, les joues – et ses larmes gluantes lui rappelèrent à quel point elle était souillée. Elle savait ce que cela signifiait à coup sûr : les dieux l’avaient jugée et l’avaient trouvée impure. Elle n’était pas digne de vivre. Si elle ne pouvait pas se laver, il fallait qu’elle fasse disparaître sa propre personne. Voilà qui les satisferait. Qui mettrait fin à ses souffrances. Il ne lui restait qu’à trouver un moyen de se tuer. D’arrêter de respirer. Son père regretterait de n’être pas venu quand elle l’avait appelé, mais elle n’y pouvait rien. Elle était à présent sous l’emprise des dieux, et ils l’avaient jugée indigne d’être au nombre des vivants. Après tout, quel droit avait-elle de respirer quand l’air avait cessé de passer le porche des lèvres maternelles depuis tant d’années ?
Elle songea d’abord à s’étouffer en s’enfonçant un pan de sa robe dans la bouche ou à s’étrangler en la nouant autour de son cou, mais elle répugnait à manipuler l’étoffe souillée, couverte de graisse. Il lui faudrait trouver autre chose.
Qing-jao s’approcha du mur et s’y appuya. Le bois était solide. Elle se pencha en arrière, puis donna un coup de tête dans le mur. Un éclair de douleur fusa dans sa tête ; assommée, elle se laissa tomber sur son séant. Elle avait mal à l’intérieur du crâne. Les murs dansaient, la pièce tournait lentement autour d’elle. Elle en oublia un instant la souillure de ses mains.
Mais ce soulagement ne dura pas. Elle distinguait sur le mur un endroit plus mat, là où la graisse de son front avait fait tache sur la surface brillante. Les dieux parlaient en elle, lui affirmaient qu’elle était plus sale que jamais. Il lui faudrait plus qu’un peu de douleur pour compenser son indignité.
Une fois de plus, elle heurta le mur de la tête. Mais cette fois la douleur fut moins vive. Elle essaya une fois, deux fois encore, et se rendit compte qu’à son insu son corps reculait devant l’impact, refusait de lui infliger pareille souffrance. Elle comprit alors pourquoi les dieux l’avaient trouvée si indigne : elle était trop faible pour obliger son corps à lui obéir. Mais elle n’était pas à bout de ressources. Elle trouverait moyen de soumettre son corps sans qu’il s’en rende compte.
Elle choisit la plus grande des statues, qui se dressait à près de trois mètres de hauteur. C’était un bronze représentant un homme saisi en plein élan, l’épée brandie au-dessus de la tête. Il y avait assez d’angles, de coudes et d’arêtes pour lui permettre de grimper. Ses mains n’arrêtaient pas de glisser, mais elle persévéra jusqu’à ce qu’elle arrive à se tenir en équilibre sur les épaules de la statue, se retenant d’une main au casque et de l’autre à l’épée.
L’espace d’un instant, au contact de l’épée, elle songea à se trancher la gorge – voilà qui lui couperait le souffle, non ? Mais la lame faisait illusion. Le tranchant en était émoussé et elle n’arrivait pas à trouver l’angle correct pour y placer son cou. Alors elle revint à son intention première.
Elle inspira profondément plusieurs fois, puis, les mains jointes derrière le dos, elle se laissa tomber en avant. Elle tomberait la tête la première ; voilà qui mettrait un terme à sa souillure.
Mais, au moment où le plancher se précipita à sa rencontre, elle perdit la maîtrise de son corps. Elle hurla, sentit ses mains se détacher l’une de l’autre dans son dos et se jeter en avant pour amortir sa chute. Trop tard, se dit-elle avec une macabre satisfaction. Puis sa tête heurta le plancher et ce fut le noir.
Qing-jao se réveilla avec des courbatures dans le bras et une violente douleur à la tête chaque fois qu’elle faisait un mouvement, mais elle était vivante. Quand elle put se convaincre d’ouvrir les yeux, elle vit que la pièce était plus sombre. Faisait-il nuit dehors ? Combien de temps avait-elle dormi ? Elle avait mal chaque fois qu’elle essayait de bouger son bras gauche meurtri. Une vilaine rougeur au niveau du coude lui donnait à penser qu’elle avait dû se briser l’articulation lors de sa chute.
Elle constata également que ses mains étaient toujours souillées de graisse et ressentit pleinement son intolérable impureté – le jugement défavorable des dieux. Elle n’aurait pas dû essayer de se tuer, après tout. Les dieux ne lui permettraient pas d’échapper à leur jugement aussi facilement que cela.
Que puis-je faire ? implora-t-elle. Ô dieux, comment puis-je être pure à vos yeux ? Li Qing-jao, mon ancêtre-de-cœur, montre-moi comment me rendre digne de recevoir la clémence des dieux !
« Séparation », une chanson d’amour de Li Qing-jao, lui vint alors immédiatement à l’esprit. C’était l’une des premières que son père lui avait fait apprendre par cœur, lorsqu’elle avait trois ans, peu de temps seulement avant que lui-même et la mère de Qing-jao lui annoncent que celle-ci allait mourir. De plus, elle était tout à fait appropriée aux circonstances présentes. Qing-jao n’était-elle pas séparée du bon vouloir des dieux ? N’avait-elle pas besoin de se réconcilier avec eux afin qu’ils puissent à recevoir au nombre des élus authentiques ?
La lune qui emplissait la chambre ouest indiquait que c’était vraiment un dieu et non un vulgaire amant humain qui était l’objet du désir dans ce poème – des allusions à l’ouest signifiaient toujours une implication divine. Li Qing-jao avait entendu la prière de la petite Han Qing-jao et lui avait envoyé ce poème pour lui dire comment guérir la blessure ineffaçable – l’impureté de sa chair. Où est l’amour là-dedans ? se demanda Qing-jao. Ces vols d’oies qui s’en reviennent ? Mais il n’y a pas d’oies sauvages dans cette pièce. Des pétales qui dansent au-dessus d’un ruisseau ? Où sont les pétales, où est le ruisseau ?
« Et pourtant, quand mon regard s’abaisse, mon cœur plane encore. » C’était là l’indice, la réponse, elle le savait. Lentement, prudemment, Qing-jao roula sur le ventre. Elle tenta de faire porter son poids sur sa main gauche, son coude plia et une douleur exquise faillit lui faire reperdre conscience. Elle finit par se mettre à genoux, la tête penchée, en s’appuyant sur la main droite, les yeux baissés. Le poème lui avait promis que son cœur planerait.
Aucun soulagement. Elle était toujours aussi sale, elle avait toujours aussi mal. En baissant les yeux, elle ne voyait que les lattes cirées du plancher, où le grain du bois traçait des lignes ondulantes qui rayonnaient d’entre ses genoux jusqu’aux murs de la pièce.
Des lignes. Lignes du bois, lignes d’envol ? Et ne pouvait-on voir dans le grain du bois comme un ruissellement ? Il fallait qu’elle suive ces lignes comme les oies, il fallait qu’elle danse comme un pétale sur ces ruisseaux ligneux. Car tel était le sens de la promesse : lorsqu’elle baisserait les yeux, son cœur s’élèverait.