Les plus sombres comme les plus lumineux secrets de son cœur seraient révélés dès que la porte s’ouvrirait et qu’il serait obligé de reprendre contact avec la surface de Lusitania.
— Disparaissez ! leur dit-il. Liquéfiez-vous, tombez en poussière !
— Toi d’abord, mon vieux, dit Peter. Ta vie est terminée, et la mienne vient juste de commencer. La première fois, je n’ai eu que la Terre à me mettre sous la dent – rien qu’une vieille planète fatiguée. Il m’aurait été tout aussi facile alors de te tuer à mains nues que maintenant, si j’en avais envie. De te couper en deux comme un spaghetti bien sec. Et crac !
— Essaie un peu, dit Ender entre ses dents. Je ne suis plus le petit garçon peureux d’autrefois.
— Tu n’es pas non plus de taille à te mesurer avec moi. Tu ne l’as jamais été et tu ne le seras jamais. Tu as trop bon cœur. Tu es comme Valentine. Quand il faut agir, tu te défiles. Mollement. Et là, on t’écraserait sans problème.
Soudain, un éclair. La mort outre-espace ? Jane avait-elle perdu la configuration dans son esprit ? Allaient-ils exploser ou être précipités dans une étoile ?
Non. C’était la porte qui s’ouvrait. C’était le soleil matinal de Lusitania qui perçait la relative obscurité de l’intérieur du vaisseau.
— Vous sortez ? cria Grego en passant la tête par l’embrasure. Vous…
C’est alors qu’il les aperçut. Ender le vit compter mentalement.
— Nossa Senhora, chuchota Grego. Mais d’où sortent-ils, ces deux-là ?
— De la tête complètement dérangée d’Ender, dit Peter.
— Du tendre et lointain souvenir, dit Valentine.
— Aidez-moi à sortir les virus, dit Ela.
Ender tendit le bras, mais c’est à Miro qu’elle les donna. Sans un mot d’explication, elle se détourna d’Ender et il comprit. Ce qui lui était arrivé Dehors était trop insolite pour Ela. Inacceptable. Quoi que Peter et cette nouvelle Valentine adolescente puissent être, ils ne devaient pas exister. La création par Miro d’un corps nouveau pour ses besoins personnels pouvait se justifier, même s’il avait été pénible d’assister à la décomposition du cadavre et à son passage dans le néant et l’oubli. La concentration d’Ela avait été si parfaite qu’elle n’avait rien créé en dehors des flacons emportés pour cet usage. Mais Ender avait fait remonter à la surface deux personnages intacts, odieux chacun à leur manière – la nouvelle Valentine parce qu’elle était un affront à la vraie Valentine, la Valentine qui attendait sans aucun doute juste devant la porte. Et Peter s’ingéniait à être odieux en accumulant des provocations tout aussi dangereuses que suggestives.
— Jane, dit tout bas Ender. Jane, tu es avec moi ?
— Oui.
— Tu as tout vu ?
— Oui.
— Tu y comprends quelque chose ?
— Je suis très fatiguée. Je n’ai encore jamais été fatiguée comme ça. Je n’ai jamais fait quelque chose d’aussi dur. J’ai épuisé… toute mon attention d’un seul coup. Et ces deux corps supplémentaires, Ender ! Me les faire entrer dans la configuration comme ça ! Je ne sais pas comment j’y suis arrivée.
— C’était involontaire, dit-il.
Mais elle ne répondit pas.
— Vous venez, ou quoi ? demanda Peter. Les autres sont déjà tous sortis. Avec tous ces petits flacons pour échantillons d’urine.
— Ender, j’ai peur, dit la jeune Valentine. Je ne sais pas ce que je suis censée faire maintenant.
— Moi non plus, dit Ender. Que Dieu me pardonne si je te fais du mal. Je ne t’aurais jamais ramenée pour te faire du mal.
— Je sais, dit-elle.
— Faux, dit Peter. Ender, ce charmant vieux monsieur, fait sortir de son cerveau une jeune personne nubile qui est la copie conforme de sa petite sœur adolescente. Miam-miam ! Ender, mon vieux, ta dépravation ne connaît-elle pas de limites ?
— Seul un esprit pervers et malade comme le tien pourrait jamais envisager pareille chose, murmura Ender.
Peter éclata de rire.
Ender prit la jeune Val par la main et la conduisit à la porte. Il sentait sa main trembler et transpirer dans la sienne. Elle semblait si réelle. Elle l’était. Et pourtant, dès qu’il s’arrêta sur le seuil, il vit la vraie Valentine, une femme mûre, guettée par la vieillesse, sans cesser d’être pour autant la femme belle et gracieuse qu’il connaissait et aimait depuis tant d’années. Voilà ma vraie sœur, celle que j’aime comme mon double. Qu’est-ce que cette jeune fille pouvait bien faire dans mon esprit ?
Manifestement, les premiers sortis en avaient dit assez aux spectateurs pour leur laisser entendre qu’il était arrivé quelque chose d’anormal. Et lorsque Miro avait quitté le vaisseau d’un pas décidé, plein de force et de santé, le verbe haut et clair, et si exubérant qu’on aurait cru qu’il allait entonner une chanson, les langues s’étaient déliées dans l’assistance. Un miracle, murmurait-on. Il y avait des miracles là-bas.
Mais l’apparition d’Ender ramena le silence. Bien peu auraient su, au premier coup d’œil, que la jeune fille qui l’accompagnait était Valentine jeune – Valentine elle-même fut la seule à la reconnaître à ce moment-là. Et personne d’autre que Valentine n’aurait pu reconnaître Peter Wiggin dans sa virile et vigoureuse jeunesse : les images des livres d’histoire provenaient habituellement de clichés de lui pris à la fin de sa vie, lorsque des hologrammes durables et bon marché commençaient tout juste à se répandre.
Mais Valentine savait. Ender s’était immobilisé devant la porte, la jeune Val à ses côtés. Peter émergeait juste derrière eux, et Valentine les reconnut tous les deux. Elle se sépara de Jakt et s’avança jusqu’à être face à face avec Ender.
— Ender, dit-elle. Cher et tendre petit garçon tourmenté, est-ce là ce que tu crées quand tu vas là où tu peux faire tout ce que tu veux ? Comme elle est belle, dit-elle en tendant la main pour toucher la joue de la juvénile copie d’elle-même. Je n’ai jamais été aussi belle que ça, Ender. Elle est parfaite. Elle est tout ce que je voulais être mais que je n’ai jamais été.
— T’es pas heureuse de me revoir, Val, ma Démosthène adorée ? dit Peter en écartant brutalement Ender et la jeune Val. T’as pas de tendres souvenirs de moi, toi aussi ? Je suis plus beau que ce que t’as gardé en mémoire, pas vrai ? Je suis certainement heureux de te voir, moi. Tu t’es super-bien débrouillée avec la personnalité que j’ai concoctée pour toi, Démosthène. C’est moi qui t’ai faite, et tu me remercies même pas !
— Merci, Peter, chuchota Valentine avant de considérer à nouveau la jeune Val. Qu’est-ce que tu vas faire de ces deux-là ?
— « Faire », dis-tu ? s’écria Peter. Et de quel droit ? Il a rien à faire avec nous. Il m’a ramené, soit, mais je suis un homme libre, comme je l’ai toujours été.
Valentine se retourna vers la foule, encore sous le coup de l’émotion devant ces avatars insolites. Après tout, les gens avaient vu trois personnes monter à bord du vaisseau, l’avaient vu disparaître, puis réapparaître exactement au même endroit moins de sept minutes plus tard – et, au lieu de trois personnes, il en était sorti cinq, dont deux inconnus. Ils en étaient restés bouche bée. Normal.
Mais il n’y aurait pas de réponses pour quiconque aujourd’hui. Sauf sur la question la plus importante de toutes.
— Ela a ramené les échantillons au laboratoire ? demanda Valentine. Bon. Alors, restons-en là et allons voir ce qu’elle nous a concocté dans ses éprouvettes.