Quara se mit à pleurer.
Mais ce n’était pas Quara qui inquiétait Ender. Il savait qu’elle était assez forte pour assumer les contradictions morales de ses propres actions tout en restant saine d’esprit. Son attitude ambivalente envers ses propres actions aurait probablement pour effet de l’affaiblir dans sa résolution, de la faire douter à chaque instant un peu plus de la sûreté de son jugement, et de lui faire petit à petit accepter que les gens qui n’étaient pas de son avis puissent ne pas avoir complètement tort. Elle ne pourrait qu’émerger de toute cette affaire plus équilibrée, plus humaine et – mais si ! — plus polie qu’elle ne l’avait été auparavant dans son impétueuse jeunesse. Et peut-être que la douceur de Val plus sa reconnaissance précise de la nature des souffrances de Quara contribueraient encore plus vite à la guérir.
Ce qui inquiétait Ender était le regard admiratif dont Grego couvait Peter. Grego tout le premier aurait dû savoir où pouvaient mener les provocations de Peter. Et pourtant, il était en adoration devant le cauchemar vivant d’Ender. Il faut que je fasse partir Peter d’ici, se dit Ender, sinon il aura encore plus de disciples sur Lusitania que Grego n’en avait eu – et il les manipulera avec beaucoup plus d’efficacité et, à la longue, pour un résultat plus funeste.
Ender n’avait guère d’espoir que Peter finisse par ressembler au véritable Peter, qui s’était révélé être un hégémon résolu et digne de sa charge. Le Peter qu’il avait sous les yeux, après tout, n’était pas un être humain complètement incarné, plein d’ambiguïtés et d’inattendu. Il avait plutôt pris forme dans la caricature perversement attirante qui était restée tapie au plus profond de l’inconscient d’Ender. Il n’y aurait pas de surprises à attendre de lui. Alors même que leur communauté se préparait à sauver Lusitania de la descolada, Ender avait apporté avec lui un nouveau danger, potentiellement tout aussi destructeur.
Mais pas aussi difficile à éliminer.
À nouveau, il refoula cette idée, qui lui était venue une douzaine de fois depuis qu’il avait compris que Peter était assis à sa gauche dans le vaisseau expérimental. Je l’ai créé. Il n’est pas réel, il n’est rien que mon cauchemar personnel. Si je le tuais, ce ne serait pas un assassinat, n’est-ce pas ? Ce serait l’équivalent moral de… ? D’un réveil ? J’ai imposé au monde mon cauchemar, et, si je le tuais, le monde se réveillerait pour constater que le cauchemar a disparu, et rien de plus.
S’il s’était agi du seul Peter, Ender aurait pu se persuader de commettre pareil meurtre – ou du moins se l’imaginait-il. Mais c’était Val qui l’arrêtait. Si on pouvait tuer Peter, on pouvait supprimer aussi cette âme parfaite et fragile. S’il fallait le tuer, alors peut-être fallait-il la tuer elle aussi – elle n’avait pas plus que lui droit à l’existence ; elle était tout aussi artificielle, tout aussi limitée et déformée dans sa création. Mais Ender ne pourrait jamais s’y résoudre. Il fallait la protéger, et non lui faire du mal. Et, si l’un des deux jouissait d’assez de réalité pour rester en vie, l’autre en avait le droit tout autant. Si c’était un crime que de faire du mal à Val, ce serait un crime d’en faire à Peter. Ils avaient été conçus dans le même acte de création.
Mes enfants, songea Ender amèrement. Ma chère progéniture, sortie tout armée de mon esprit comme Athéna de la tête de Zeus. Seulement, ce n’est pas Athéna que j’ai sous les yeux. C’est plutôt Artémis et Hadès. La vierge chasseresse et le maître des Enfers.
— On ferait mieux de partir, dit Peter, avant qu’Andrew se mette dans la tête de nous tuer.
Ender eut un pâle sourire. C’était le pire qui puisse lui arriver : Peter et Val semblaient avoir accédé à l’existence en en sachant plus sur son propre esprit qu’il n’en savait lui-même. À la longue, espérait-il, cette connaissance intime de sa personne s’affaiblirait. Mais entretemps, c’était une humiliation de plus que d’entendre Peter le taquiner sur des pensées qui auraient dû rester secrètes. Quant à Val, il se doutait, rien qu’à voir comment elle le regardait parfois, qu’elle savait aussi. Il n’avait plus de secrets.
— Je vais rentrer avec vous, dit Val à Quara.
— Non, dit Quara. J’ai fait ce que j’ai fait. Je serai au labo pour rester avec Verre jusqu’au bout de son épreuve.
— On veut pas perdre la moindre chance de souffrir, n’est-ce pas ? dit Peter.
— Tais-toi, Peter, dit Ender.
— Allons, dit Peter avec un grand sourire. Tu sais bien que Quara veut exploiter tout ça jusqu’au trognon. C’est son truc à elle pour devenir la vedette du spectacle : on devrait tous être aux petits soins pour elle alors que c’est Ela qu’on devrait applaudir. Rien de plus bas que l’imposture, Quara : c’est tout à fait à ton niveau.
Quara aurait peut-être répliqué si les paroles de Peter n’avaient été si insultantes et n’avaient pas contenu un germe de vérité qui eut le don de la troubler. Ce fut donc Val qui fixa froidement Peter et lui dit sèchement : « Tais-toi. »
Ce qu’il n’avait pas fait lorsque Ender le lui avait intimé. Il sourit à Val, lui fit un clin d’œil de connivence, l’air de dire : je te laisse jouer à ton petit jeu, Val, mais ne crois pas que je ne te vois pas lécher les bottes de tout le monde avec tes minauderies. Mais il ne dit plus rien lorsqu’ils quittèrent la cellule de Grego.
Dehors, ils furent rejoints par le maire Kovano.
— C’est un grand jour dans l’histoire de l’humanité, dit-il. Et, par un hasard incroyable, je suis là partout où il se passe quelque chose.
Les autres éclatèrent de rire – surtout Peter, qui s’était rapidement et facilement lié d’amitié avec Kovano.
— C’est pas par hasard, dit Peter. À votre place, des tas de gens auraient paniqué et tout foutu par terre. Il a fallu un esprit ouvert et pas mal de cran pour faire bouger les choses comme ça.
Ender faillit rire tout haut en entendant Peter flatter le maire si effrontément. Mais la flatterie n’est pas toujours évidente pour celui à qui elle s’adresse. Certes, Kovano tapa sur le bras de Peter et nia tout en bloc, mais Ender voyait bien qu’il ne lui déplaisait pas de l’entendre, et que Peter avait déjà plus d’influence sur Kovano qu’Ender n’en avait jamais eu. Ces gens ne voient-ils donc pas le cynisme avec lequel Peter les gagne à sa cause ?
La seule personne qui manifestait envers Peter un peu de la peur et du dégoût qu’éprouvait Ender était évêque, mais, dans son cas, c’était un préjugé théologique, et non la sagesse, qui l’empêchait de mordre à l’hameçon. Quelques heures seulement après leur retour du Dehors, l’évêque était allé trouver Miro et l’avait pressé d’accepter le baptême.
— En te guérissant, Dieu a accompli un grand miracle, dit-il, mais la manière dont il l’a fait – échanger un corps contre un autre au lieu de guérir le corps primitif – te laisse dans une position dangereuse où ton esprit habite un corps qui n’a jamais été baptisé. Et, puisque le baptême se fait sur la chair, je crains que tu ne sois peut-être pas sanctifié.
Miro ne s’intéressait pas tellement aux idées de l’évêque concernant les miracles – il ne pensait pas que Dieu ait grand-chose à voir avec sa guérison –, mais le seul fait de recouvrer sa force, sa facilité d’élocution et sa liberté de mouvement l’avait rendu si enthousiaste qu’il aurait probablement dit oui à n’importe quelle suggestion. Le baptême aurait lieu au début de la semaine suivante, lors du premier office qui se déroulerait dans la nouvelle chapelle.
Mais l’impatience de l’évêque à baptiser Miro ne se retrouvait nullement dans son attitude envers Peter et Val.
— C’est absurde de considérer ces monstres comme des personnes, disait-il. Il est impossible qu’ils aient une âme. Peter est l’écho de quelqu’un qui a déjà vécu, qui est mort avec ses propres péchés, ses propres repentirs, dont le destin avait déjà été accompli, et dont la place au ciel ou en enfer était déjà assignée. Quant à cette… jeune fille, cette caricature de la grâce féminine, elle ne peut être celle qu’elle prétend, car la place est déjà occupée par une femme bien vivante. Il ne peut y avoir de baptême pour les trompeuses créations de Satan. En les faisant naître, Andrew Wiggin a édifié sa propre tour de Babel, tentant de monter jusqu’au ciel pour prendre la place de Dieu. On ne peut lui pardonner avant qu’il les ramène en enfer et les y abandonne.