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— Mieux vaut avoir aimé et perdu, murmura-t-il, que de n’avoir jamais aimé du tout.

— C’est peut-être un cliché, dit Jane, mais ça ne veut pas dire que ça ne puisse pas être vrai.

LE DIEU DE LA VOIE

« Je n’ai pu déceler de changement de goût dans la descolada avant qu’elle disparaisse. »

« Elle s’adaptait à vous ? »

« Elle commençait à avoir le même goût que moi. Elle avait intégré la plupart de mes molécules génétiques à sa propre structure. »

« Peut-être se préparait-elle à vous modifier comme elle nous a modifiés. »

« Mais lorsqu’elle a asservi vos ancêtres, elle les a appariés avec les arbres dans lesquels ils vivaient. Avec qui aurions-nous été appariés ? »

« Quelles formes de vie y a-t-il sur Lusitania hormis celles qui sont déjà appariées ? »

« Peut-être que la descolada voulait nous associer à un couple déjà existant. Ou nous substituer à l’un des membres du couple. »

« Ou peut-être voulait-elle vous apparier avec les humains. »

« Elle est morte, à présent. Peu importe ce qu’elle avait l’intention de faire. Cela n’arrivera jamais. »

« Qu’est-ce que cela aurait signifié pour vous ? Des accouplements avec les mâles humains ? »

« C’est dégoûtant. »

« Ou des naissances vivantes, comme chez les humains ? »

« Arrêtez ces horreurs ! »

« C’étaient de pures spéculations. »

« La descolada a disparu. Vous en êtes libérés. »

« Mais nous ne serons jamais libres de ce que nous aurions dû être. Je crois que nous étions intelligents avant l’arrivée de la descolada. Je crois que notre histoire est plus ancienne que l’engin spatial qui l’a déposée ici. Je crois que quelque part dans nos gènes est ancré, à jamais verrouillé, le secret de notre vie arboricole primitive – plutôt que le stade larvaire dans la vie d’arbres intelligents. »

« Si vous n’aviez pas eu de troisième vie, Humain, vous seriez mort à présent. »

« Mort à présent, certes, mais, de mon vivant, j’aurais pu être plus qu’un simple frère – un père. De mon vivant, j’aurais pu voyager partout, sans m’inquiéter d’avoir à retourner à ma forêt si jamais j’espérais m’accoupler. Jamais je n’aurais été enraciné jour après jour au même endroit, à vivre ma vie indirectement au travers des récits que me font les frères. »

« Il ne vous suffit donc pas d’être libéré de la descolada ? Il faut que vous soyez libéré de toutes ses conséquences, faute de quoi vous ne serez jamais satisfait. »

« Je suis toujours satisfait. Je suis ce que je suis, qu’importe comment cela m’est arrivé. »

« Mais toujours pas libre. »

« Chez nous, les mâles comme les femelles doivent toujours renoncer à la vie pour transmettre leurs gènes. »

« Stupide individu, crois-tu que je sois libre, moi, la reine de cet essaim ? Crois-tu que les parents humains retrouvent jamais une pleine liberté une fois qu’ils ont procréé ? Si pour toi la vie signifie l’indépendance, la liberté sans entraves de faire ce que tu veux, alors aucune créature intelligente n’est en vie. Aucun de nous n’est jamais totalement libre. »

« Prenez donc racine, chère amie, et dites-moi alors à quel point vous étiez captive avant d’être enracinée. »

Wang-mu et maître Han attendaient ensemble au bord du fleuve. Une agréable promenade dans le jardin les avait amenés à une centaine de mètres de la résidence. Jane leur avait dit que quelqu’un viendrait les voir, quelqu’un de Lusitania. Ils avaient tous les deux compris que cela signifiait qu’on avait réussi à voyager plus vite que la lumière, mais ils pouvaient seulement supposer que leur visiteur avait dû se mettre en orbite autour de la Voie, était descendu en navette et faisait discrètement route vers eux.

Ils furent étonnés de voir une structure métallique ridiculement petite apparaître devant eux sur la berge. La porte s’ouvrit. Un homme émergea. Un homme jeune, blanc, de forte carrure, mais d’apparence agréable tout de même. Il tenait à la main une simple éprouvette en verre.

Il sourit.

Wang-mu n’avait jamais vu pareil sourire. Le regard de l’homme la traversa comme s’il avait capturé son âme. Comme s’il la connaissait intimement, mieux qu’elle ne se connaissait elle-même.

— Wang-mu, dit-il doucement. Royale Mère du Couchant. Et Fei-tzu, le grand professeur de la Voie.

Il s’inclina. Ils s’inclinèrent courtoisement.

— J’en ai pas pour longtemps, dit-il en tendant le tube à maître Han. Voilà le virus. Dès que je suis parti – parce que j’ai aucune envie de me faire génétiquement modifier, merci beaucoup –, vous buvez ça. J’imagine que ça a un goût de pus ou quelque chose d’aussi dégueulasse, mais buvez quand même. Ensuite vous prenez contact avec un maximum de gens, chez vous et dans la ville à côté. Vous aurez environ six heures avant d’avoir la nausée. Avec un peu de chance, à la fin du deuxième jour, vous n’aurez plus un seul symptôme. De quoi que ce soit. Finies les petites cabrioles dans l’air, maître Han, dit-il avec un sourire narquois.

— Finie aussi la servilité pour nous tous, dit Han Fei-tzu. Nous sommes prêts à transmettre notre message séance tenante.

— Ce truc-là, vous en causez à personne avant d’avoir répandu l’infection pendant au moins quelques heures.

— Evidemment, dit maître Han. Votre sagesse me dit d’être prudent, bien que mon cœur me dise de proclamer sans tarder la glorieuse révolution que cette miséricordieuse épidémie va nous apporter.

— Oui, c’est très bien, cause toujours, dit l’homme avant de se tourner vers Wang-mu. Mais toi, t’as pas besoin du virus, hein ?

— Non, monsieur, dit Wang-mu.

— Jane dit qu’elle a jamais vu personne d’aussi intelligent chez les humains.

— Jane est trop généreuse, dit Wang-mu.

— Mais non, elle m’a fait voir ton dossier.

Il l’examina de la tête aux pieds. Elle n’apprécia pas la manière dont ses yeux prirent possession de tout son corps en ce seul et interminable regard.

— T’as pas besoin d’être là pour attendre l’épidémie. En fait, tu ferais mieux de te barrer d’ici avant que ça commence.

— Partir d’ici ?

— Y a rien pour toi, ici, dit l’homme. Je sais pas comment la révolution va marcher ici, mais tu seras toujours une bonniche et une fille de prolos. Dans un foutoir pareil, tu pourrais passer toute ta vie à surmonter tes handicaps et tu serais encore rien qu’une servante avec une intelligence au-dessus de la moyenne. Viens avec moi pour faire un peu avancer l’histoire. Faire l’histoire, pardi !

— Je viendrais avec vous pour faire quoi ?

— Renverser les guignols du Congrès, évidemment. On leur coupe les pattes et on les renvoie chez eux sur les rotules. Faire de toutes les colonies planétaires des membres à part entière avec voix délibérative, donner un grand coup de balai pour éliminer la corruption, révéler tous les secrets les plus louches, et rappeler la flotte de Lusitania avant qu’elle puisse commettre une atrocité. Reconnaître les droits de toutes les races raman. Donner la paix et la liberté.

— Et vous avez l’intention de faire tout ça ?

— Mais pas tout seul.

Elle fut soulagée.

— Puisque je t’aurai avec moi.

— Pour quoi faire ?

— Pour écrire. Pour parler. Pour faire tout ce qui pourra m’être utile.

— Mais je n’ai pas fait d’études, monsieur. Maître Han commençait tout juste à me donner des leçons.