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Quelques heures plus tard, Qing-jao tomba gravement malade. La fièvre la frappa comme une massue ; Qing-jao s’effondra et c’est à peine si elle se rendit compte que les domestiques la portaient dans son lit. Les médecins vinrent à son chevet, bien qu’elle eût pu leur dire qu’ils ne lui étaient d’aucun secours et qu’en venant ils ne feraient que s’exposer eux-mêmes à la contagion. Mais elle ne dit rien, car son corps luttait trop farouchement contre la maladie. Ou plutôt, son corps se démena pour rejeter ses propres tissus et organes jusqu’à ce que la transformation de ses gènes soit enfin complète. Même à ce stade, il fallut du temps à l’organisme de Qing-jao pour se purger des vieux anticorps. Elle dormit longtemps. Longtemps.

Elle s’éveilla dans le grand soleil de l’après-midi.

— L’heure ! cria-t-elle d’une voix rauque.

Son ordinateur énonça l’heure et le jour. La fièvre lui avait pris deux jours de sa vie. Elle avait soif, sa gorge était brûlante. Elle se leva et tituba jusqu’à la salle de bains, déclencha le robinet, remplit son gobelet et but et rebut jusqu’à satiété. La station debout lui donnait des vertiges. Elle avait un goût bizarre dans la bouche. Où étaient les domestiques qui s’étaient occupés d’elle pendant sa maladie ?

Ils doivent être malades eux aussi. Et mon père ? Il a dû tomber malade avant moi. Qui lui apportera de l’eau ?

Quand elle le trouva, il dormait, agité de frissons, l’épiderme moite des sueurs froides de la nuit. Elle le réveilla avec un gobelet d’eau qu’il but avidement, les yeux levés vers les siens comme pour l’interroger, à moins que ce ne fût pour implorer son pardon. C’est auprès des dieux que tu dois te repentir, père, tu n’as pas d’excuses à présenter à ta fille.

Qing-jao retrouva aussi les domestiques, un par un. Certains avaient fait preuve d’une telle loyauté qu’ils ne s’étaient pas alités mais étaient tombés là où leur devoir exigeait leur présence. Tous étaient vivants. Tous étaient en voie de guérison et ne tarderaient pas à être à nouveau sur pied. Ce ne fut que lorsqu’elle les eut tous retrouvés et soignés que Qing-jao alla aux cuisines chercher quelque chose à manger. Elle rendit la première nourriture solide qu’elle trouva. Elle ne put qu’absorber une soupe claire, à demi réchauffée. Elle porta de la soupe aux autres. Ils mangèrent aussi.

Tous furent bientôt rétablis et en pleine forme. Han Qing-jao prit des domestiques avec elle et apporta de l’eau et de la soupe à toutes les familles du quartier, riches ou pauvres. Toutes reçurent avec reconnaissance ce qu’on leur apportait, et nombreuses furent les prières dites pour le salut de leurs bienfaiteurs. Vous seriez moins empressés à nous remercier, songea Qing-jao, si vous saviez que la maladie dont vous avez souffert venait de la maison de mon père, de par la volonté de mon père. Mais elle n’en dit rien.

Entre-temps, les dieux n’exigèrent d’elle aucune purification.

Enfin, se dit-elle. Enfin, je les satisfais. Enfin j’ai accompli à la perfection ce qu’exigeait la rectitude morale.

En rentrant chez elle, elle voulut dormir immédiatement. Mais les domestiques qui étaient restés dans la maison étaient rassemblés autour de l’holoviseur de l’office et regardaient les informations. Qing-jao ne regardait presque jamais les infos, puisqu’elle avait l’ordinateur à sa disposition, mais les domestiques avaient l’air si sérieux, si préoccupés, qu’elle entra dans la cuisine et resta debout au milieu de leur cercle attentif.

L’épidémie ravageait la planète de la Voie. La quarantaine restait sans effet, quand elle n’était pas imposée trop tard. La présentatrice s’était déjà remise de la maladie, et disait que l’épidémie n’avait pratiquement pas fait de victimes, bien qu’elle eût provoqué en maints endroits une interruption des services vitaux. Le virus avait été isolé, mais était mort trop vite pour être étudié à fond.

« Il paraît que la bactérie est suivie d’un virus qui la tue dès que chaque individu est guéri de l’épidémie, ou juste après. Les dieux nous ont véritablement favorisés en nous envoyant le remède avec la maladie. »

Ils n’ont rien compris, songea Qing-jao. Si les dieux voulaient nous voir en bonne santé, ils n’auraient pas commencé par envoyer l’épidémie.

Elle se rendit compte brutalement que c’était elle qui n’avait rien compris. Bien sûr que les dieux pouvaient envoyer en même temps la maladie et le remède. Si une épidémie se déclarait et que la guérison suive, c’était que les dieux les avaient envoyés. Comment avait-elle pu trouver cela absurde ? C’était comme si elle avait insulté les dieux eux-mêmes.

Elle tressaillit intérieurement, attendant que se déchaîne la fureur divine. Elle avait tenu tellement d’heures sans purification qu’elle était sûre que la tâche serait écrasante quand viendrait le moment de l’exécuter. Serait-elle obligée encore de scruter les lignes du bois de toute une pièce ?

Mais elle ne sentit rien. Aucun désir de scruter le grain du bois. Aucun besoin de se laver.

Elle regarda ses mains. Elles étaient sales, mais cela lui était égal. Elle pouvait les laver ou non. Comme il lui plairait.

L’espace d’un instant, elle se sentit immensément soulagée. Se pouvait-il que son père, Wang-mu et « Jane » aient vu juste dès le début ? Avait-elle été enfin libérée par une manipulation génétique des séquelles d’un crime odieux perpétré par le Congrès des siècles auparavant ?

Comme si elle avait lu dans les pensées de Qing-jao, la présentatrice commença à lire une information concernant un document en train d’apparaître sur tous les terminaux informatiques de la planète. À en croire ce document, la présente épidémie était un don des dieux qui libérait les habitants de la Voie d’une modification génétique pratiquée sur eux par le Congrès. Jusqu’ici, les améliorations génétiques étaient presque toujours liées à un type de psychonévrose obsessionnelle dont les victimes étaient communément désignées sous le vocable d’« élus des dieux ». Mais, à mesure que l’épidémie se propagerait, on s’apercevrait que ces améliorations génétiques étaient à présent répandues chez tous les habitants de la Voie, tandis que les élus, qui portaient auparavant le plus pénible des fardeaux, venaient d’être libérés par les dieux de l’obligation de se purifier constamment.

« Ce document indique que la planète tout entière est à présent purifiée. Les dieux nous ont acceptés, dit la présentatrice d’une voix mal assurée. On ne sait pas d’où provient ce document. L’analyse informatique du style n’a permis de l’attribuer à aucun auteur connu. Le fait qu’il soit apparu simultanément sur des millions de terminaux laisse entendre qu’il émane d’une source incommensurablement puissante. »