— Enfoncé, l’hindouisme des Gangéens ! dit Valentine. Dois-je vraiment vous prendre au sérieux ? C’est d’animisme que vous me parlez. La forme de religion la plus primitive. Tout est vivant. Les pierres, les océans, etc.
— Non, dit Miro. La vie reste la vie.
— La vie reste la vie, dit l’ordinateur. Il y a vie lorsqu’un seul philote a la volonté de réunir les molécules d’une seule cellule, de combiner leurs rayons en un seul. Un philote plus fort peut rassembler de nombreuses cellules en un seul organisme. Les plus forts de tous sont les êtres intelligents. Nous pouvons placer nos connexions philotiques là où nous le désirons. Le fondement philotique de la vie intelligente est encore plus manifeste chez les autres espèces pensantes connues. Lorsqu’un pequenino meurt et passe dans la troisième vie, c’est la forte volonté de son philote qui préserve son identité et la transmet du cadavre du mammifère à l’arbre vivant.
— C’est une réincarnation, dit Jakt. Le philote est l’âme.
— C’est ce qui se passe chez les piggies, de toute façon, dit Miro.
— Chez la reine aussi, dit le Miro synthétique. C’est en voyant les doryphores communiquer entre eux à des vitesses supraluminiques que nous avons découvert la connexion philotique. Les doryphores individuels font tous partie intégrante de la reine ; ils sont comme ses mains et ses pieds, et elle est leur esprit, organisme unique doté de milliers ou de millions de corps. Et le seul lien entre eux est le réseau de leurs rayons philotiques.
C’était une image de l’univers dont Valentine n’avait encore jamais eu l’idée. Certes, en tant qu’historienne et biographe, elle voyait les choses en termes de populations et de sociétés ; si elle n’ignorait pas la physique, elle ne l’avait pas étudiée en profondeur. Peut-être qu’un physicien saurait immédiatement pourquoi cette idée était absurde de fond en comble. Mais peut-être alors qu’un physicien serait tellement prisonnier du consensus de sa communauté scientifique qu’il aurait encore plus de mal à accepter une idée qui remettrait en cause tout son savoir. Même si elle était vraie.
Et l’idée lui plaisait assez pour qu’elle veuille qu’elle soit vraie. Parmi les milliards d’amants qui se disaient tout bas : « Nous ne faisons qu’un », se pouvait-il qu’il y en ait qui soient réellement unis ? Et parmi les milliards de familles dont les membres étaient si étroitement liés qu’ils avaient l’impression d’avoir une âme commune, ne serait-il pas merveilleux de penser qu’il en était ainsi au niveau le plus essentiel de la réalité ?
Jakt, lui, était beaucoup moins enthousiaste.
— Je croyais que nous n’étions pas censés évoquer l’existence de la reine, dit-il. Je croyais que c’était le secret d’Ender.
— Pas de problème, dit Valentine. Tout le monde dans cette pièce est au courant.
Jakt lui adressa un regard impatient.
— Je croyais, dit-il, que nous allions sur Lusitania pour contribuer à la lutte contre le Congrès stellaire. Cette conversation n’a rien à voir avec la réalité !
— Peut-être que non, dit Valentine. Peut-être que si.
Jakt se cacha le visage dans les mains, réfléchit un instant puis leva les yeux sur Valentine avec un sourire qui n’en était pas vraiment un.
— Je ne t’ai jamais rien entendue dire d’aussi transcendantal depuis que ton frère a quitté Trondheim.
Elle fut piquée au vif, et ce d’autant plus qu’elle savait que Jakt avait fait cette remarque exprès pour l’irriter. Après tant d’années, Jakt était-il encore jaloux de ses liens avec Ender ? Lui reprochait-il encore de s’occuper de choses qui n’avaient aucun sens pour lui ?
— Quand il est parti, répliqua Valentine, je suis restée.
Elle disait en fait : J’ai réussi le seul test qui compte vraiment. Pourquoi faut-il que tu doutes de moi maintenant ?
Jakt en était abasourdi. L’une de ses toutes premières qualités était qu’il se reprenait immédiatement dès qu’il se rendait compte d’une erreur.
— Et quand tu es partie, dit-il, je t’ai accompagnée.
Ce qu’elle interpréta ainsi : Je suis avec toi, je ne suis plus du tout jaloux d’Ender et je regrette de t’avoir attaquée. Plus tard, quand ils seraient seuls, ils se rediraient tout cela ouvertement. Il ne serait pas souhaitable d’arriver sur Lusitania avec des soupçons et de la jalousie d’un côté ou de l’autre.
Il avait évidemment échappé à Miro que Jakt et Valentine avaient déjà fait la paix. Il n’était conscient que de la tension entre eux et croyait en être la cause.
— Désolé, dit-il. Je n’avais pas l’intention de…
— C’est terminé, dit Jakt. J’avais quitté le droit chemin.
— Mais il n’y pas de droit chemin, dit Valentine en souriant à son mari.
Jakt lui rendit son sourire.
C’était ce que Miro voulait voir ; ses traits se détendirent.
— Continuez, dit Valentine.
— Considérez tout cela comme un a priori, dit l’image de Miro.
Valentine ne put s’empêcher de rire à gorge déployée. D’abord parce que cette histoire d’âme philotique à la sauce mystique gangéenne était une prémisse ridicule, un peu trop grosse à avaler. Ensuite, pour faire baisser la tension entre elle et Jakt.
— Désolée, dit-elle. Pour un a priori, c’est vraiment un gros morceau. Si c’est là le préambule, alors je brûle de connaître la conclusion.
Miro finit par comprendre le sens de son rire et lui sourit.
— J’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir, dit-il. Et c’était vraiment là mon hypothèse personnelle sur la nature de la vie, c’est-à-dire que tout dans l’univers relève du comportement. Mais il y a autre chose dont je veux vous entretenir, et sur quoi je veux aussi avoir votre avis. Et, dit-il en se tournant vers Jakt, ça concerne au plus haut point l’immobilisation de la flotte envoyée vers Lusitania.
— J’apprécie quand on me donne un os à ronger de temps en temps, approuva Jakt avec un sourire.
Valentine lui décocha son sourire le plus charmeur.
— Dans ce cas… tu seras heureux quand je casserai quelques os, un jour ou l’autre.
Jakt rit encore une fois.
— Continuez, Miro, dit Valentine.
C’est l’image qui lui répondit :
— Si toute la réalité relève du comportement des philotes, alors il est évident que la plupart des philotes sont juste assez intelligents ou juste assez forts pour agir en tant que mésons ou former des neutrons. Très peu ont la détermination nécessaire pour être vivants – pour gouverner un organisme. Et seul un nombre infime d’entre eux sont assez puissants pour contrôler – et non constituer – un organisme pensant. Même l’être le plus complexe et le plus intelligent – la reine, par exemple – n’est, à la base, qu’un philote comme tous les autres. Il acquiert son identité et son caractère d’être vivant par le rôle particulier qu’il se trouve jouer mais, par essence, il n’est qu’un philote.
— Mon moi, ma volonté sont des particules subatomiques ? demanda Valentine.
Jakt hocha la tête et sourit.
— Comme c’est drôle, dit-il, mon soulier et moi-même sommes frères.
Miro lui sourit tristement. Mais son image de synthèse répondit :
— Si le soleil et un atome d’hydrogène sont frères, alors oui, il y a une parenté entre vous et les philotes qui composent des objets vulgaires comme les chaussures.
Valentine remarqua que Miro n’avait rien subvocalisé juste avant que son image réponde. Comment le logiciel qui synthétisait l’image de Miro avait-il trouvé l’analogie entre le soleil et l’atome d’hydrogène si Miro ne la lui avait pas fournie sur-le-champ ? Valentine n’avait jamais entendu parler d’un programme informatique capable de soutenir avec tant d’à-propos une conversation aussi complexe.