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Or, entre-temps, le Congrès saurait à coup sûr qu’il était arrivé quelque chose. Il était possible, vu l’inefficacité bureaucratique habituelle du Congrès, que personne ne devine ce qui s’était passé. Mais quelqu’un finirait bien par se rendre compte qu’il n’y avait pas d’explication, ni naturelle ni humaine, au phénomène observé. Quelqu’un se rendrait compte que Jane – ou quelque créature approchante – devait forcément exister et que couper les communications par ansible la détruirait. Une fois qu’on saurait ce secret, c’en serait sûrement fini de Jane.

— Peut-être que non, insista Miro. Peut-être que tu peux les empêcher d’agir, brouiller les liaisons interplanétaires pour qu’ils ne puissent pas donner l’ordre de couper les communications.

Personne ne répondit. Il savait pourquoi : elle ne pouvait brouiller les communications par ansible éternellement. Le gouvernement de chaque planète finirait par tirer ses propres conclusions. Elle pourrait survivre en luttant sans trêve des années, des décennies, des générations durant. Mais plus elle ferait usage de ses pouvoirs, plus l’humanité la craindrait et la haïrait. Elle finirait par se faire tuer.

— Un livre, alors, dit Miro. Comme La Reine et l’Hégémon. Comme La Vie d’Humain. Le Porte-Parole des Morts pourrait l’écrire. Pour les persuader de ne rien faire.

— Peut-être, dit Valentine.

— Elle ne peut pas mourir, dit Miro.

— Je sais, dit Valentine, que nous ne pouvons pas vraiment lui demander de prendre ce risque. Mais si c’est le seul moyen de sauver la reine et les pequeninos…

Miro était furieux.

— Vous pouvez parler de la mort à votre aise ! dit-il. Qu’est-ce qu’est Jane pour vous ? Un programme, du logiciel. Mais c’est faux, elle existe réellement, elle est aussi réelle que la reine, elle est aussi réelle que n’importe lequel des piggies, aussi…

— Pour vous, elle est encore plus réelle, ce me semble, dit Valentine.

— Tout aussi réelle, dit Miro. Vous oubliez que je connais les piggies comme mes propres frères et que…

— Mais vous êtes moralement capable d’envisager que leur destruction puisse être inévitable.

— Ne déformez pas mes paroles.

— Je les remets en forme, dit Valentine. Si vous pouvez envisager de les perdre, c’est que pour vous ils sont déjà perdus. Alors que perdre Jane, ce serait…

— Le fait qu’elle soit mon amie m’empêcherait-il de plaider sa cause ? Est-ce que seuls des étrangers seraient habilités à prendre des décisions de vie ou de mort ?

La voix de basse tranquille de Jakt mit fin à leur dispute :

— Calmez-vous, vous deux. La décision ne vous regarde pas. Elle appartient à Jane. Elle a le droit de déterminer la valeur de sa propre vie. Je ne suis pas philosophe, mais je sais au moins ça.

— Bien dit, approuva Valentine.

Miro savait que Jakt avait raison, que c’était à Jane de décider. Mais l’idée lui était intolérable, car il savait aussi ce qu’elle déciderait. Laisser à Jane la responsabilité de la décision revenait à lui demander de la prendre. Et pourtant, finalement, ce serait à elle qu’il appartiendrait de faire ce choix. Ce n’était même pas la peine de lui demander ce qu’elle allait décider. Le temps passait si rapidement pour elle, surtout depuis qu’ils avaient atteint une vitesse quasi luminique, qu’elle s’était probablement déjà décidée.

C’en était trop. Perdre Jane maintenant serait insupportable, et rien qu’en y songeant Miro risquait de trahir son émoi. Il ne voulait pas se montrer faible aux yeux de ces gens. Des gens de bonne volonté, certes, mais devant qui il ne voulait pas perdre la face. Alors Miro se pencha en avant, trouva son équilibre et manœuvra périlleusement pour se lever de son siège. La tâche n’était pas facile, car quelques-uns seulement de ses muscles lui obéissaient, et il lui fallut toute sa concentration rien que pour aller de la passerelle à son compartiment. Personne ne le suivit ni même ne lui adressa la parole. Il en fut heureux.

Seul dans sa cabine, il s’allongea sur sa couchette et appela son amie. Mais sans mot dire. Il subvocalisa, parce qu’il en avait pris l’habitude dans ses rapports avec elle. Même si les autres passagers de ce vaisseau étaient désormais au courant de son existence, il n’avait aucune intention d’abandonner les pratiques qui l’avaient jusqu’à présent maintenue secrète.

— Jane, dit-il silencieusement.

— Oui, dit la voix dans son oreille.

Il imagina, comme toujours, que sa douce voix était celle d’une femme inaccessible mais proche de lui, toute proche. Il ferma les yeux pour mieux se la représenter. Imaginer son souffle sur sa joue, ses cheveux flottant devant son visage tandis qu’elle lui parlait doucement et qu’il lui répondait en silence.

— Parle à Ender avant de te décider, dit-il.

— C’est déjà fait. À l’instant, pendant que tu réfléchissais.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— De ne rien faire. De ne rien décider avant que l’ordre soit effectivement envoyé.

— Très bien. Peut-être qu’ils ne feront rien.

— Peut-être. Peut-être qu’un nouveau groupe d’une sensibilité politique différente va arriver au pouvoir. Peut-être que ce groupe changera d’avis. Peut-être que la propagande de Valentine atteindra son but. Peut-être que la flotte se mutinera.

Cette dernière hypothèse était tellement invraisemblable que Miro comprit que Jane croyait sans l’ombre d’un doute que l’ordre serait effectivement envoyé.

— Dans combien de temps ? demanda Miro.

— La flotte devrait arriver dans une quinzaine d’années. Un an au plus après que ces deux vaisseaux seront arrivés. L’ordre sera émis quelque temps avant. Peut-être six mois avant l’arrivée – ce qui ferait environ huit heures de voyage sur le vaisseau avant que la flotte quitte les vitesses quasi luminiques et freine pour retrouver des allures normales.

— Ne fais rien, dit Miro.

— Je n’ai rien décidé.

— Mais si. Tu as décidé d’agir.

Elle ne dit rien.

— Ne m’abandonne pas, dit-il.

— Je n’abandonne pas mes amis si je ne suis pas absolument forcée de le faire. Il y a des gens qui font ça, mais pas moi.

— Alors ne fais rien, répéta-t-il.

Il pleurait. Pouvait-elle s’en apercevoir d’une manière ou d’une autre par l’entremise du bijou implanté dans son oreille ?

— J’essaierai.

— Trouve un autre moyen. Trouve un autre moyen de les arrêter. Trouve un moyen quelconque de rester à l’écart du réseau philotique pour qu’ils ne puissent pas te tuer.

— C’est ce qu’a dit Ender.

— Alors, fais-le !

— Je peux chercher pareille solution, mais qui sait si je vais la trouver ?

— Elle doit forcément exister.

— Voilà pourquoi je me demande parfois si je suis en vie ou non. Vous autres, créatures vivantes, vous croyez que quelque chose doit forcément arriver parce que vous le voulez très fort. Qu’en désirant quelque chose de tout votre cœur vous pouvez lui donner réalité.

— Comment peux-tu chercher quelque chose dont tu nies l’existence ?

— Soit je cherche, soit je ne cherche pas, dit Jane. Je ne me laisse jamais distraire ni ne m’ennuie comme les humains. Je vais essayer de penser à quelque chose d’autre.

— Alors pense à ceci, dit Miro. Pense à qui tu es. Pense à la manière dont ton esprit fonctionne. Comment peux-tu trouver un moyen de sauver ta vie si tu ne comprends pas d’abord comment tu as accédé à la vie ? Et une fois que tu comprendras la nature de ton existence…