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Valentine s’arrêta dans la coursive, juste entre la porte de Miro et celle de la cabine qu’elle partageait avec Jakt. L’isolation phonique des portes était inexistante. Elle entendait très bien Jakt ronfler doucement dans leur compartiment. Elle entendit aussi un autre son, la respiration de Miro. Il ne dormait pas. Il était peut-être en train de pleurer. Elle n’avait pas élevé trois enfants sans être capable de reconnaître ce souffle lourd et irrégulier.

Ce n’est pas mon enfant. Je ne devrais pas intervenir.

Elle poussa la porte, qui s’ouvrit sans bruit mais projeta un rayon de lumière en travers du lit. Miro cessa immédiatement de pleurer ; il la regarda avec des yeux gonflés par les larmes.

— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il.

Elle entra dans la pièce et s’assit par terre, si près de la couchette de Miro que leurs visages étaient à moins de dix centimètres l’un de l’autre.

— Vous n’avez jamais pleuré sur votre propre sort, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Si, quelquefois.

— Mais ce soir c’est pour elle que vous pleurez.

— Pour moi-même autant que pour elle.

Valentine se pencha, lui passa un bras autour de la taille et lui appuya la tête sur son épaule.

— Non, dit-il.

Mais elle ne s’écarta pas. Et, au bout de quelques instants, le bras de Miro décrivit une courbe hésitante pour l’enlacer. Il ne pleurait plus, mais il se laissa dorloter une ou deux minutes. Peut-être que cela lui faisait du bien. Valentine n’avait aucun moyen de le savoir.

Puis il en eut assez. Il se dégagea et s’allongea à nouveau sur le dos.

— Désolé, dit-il.

— Il n’y a pas de quoi.

Elle pensait qu’on devait répondre à ce que les gens voulaient dire, pas à ce qu’ils disaient vraiment.

— Ne dites rien à Jakt, chuchota-t-il.

— Il n’y a rien à dire. Nous avons eu une conversation utile.

Elle se leva et partit, refermant la porte derrière elle. Brave garçon. Il lui plaisait qu’il veuille bien avouer être inquiet de ce que Jakt pensait de lui. Et, s’il y avait une part d’apitoiement sur soi dans ses larmes de ce soir, était-ce vraiment important ? Elle en avait bien versé de pareilles quelquefois. Le chagrin, se dit-elle, est presque toujours motivé par la perte qu’éprouve celui qui pleure.

LA FLOTTE DE LUSITANIA

« Ender dit que lorsque la flotte de guerre qu’il a armée nous atteindra, le Congrès stellaire a prévu de détruire cette planète. »

« Intéressant. »

« Vous n’avez pas peur de la mort ? »

« Nous n’avons pas l’intention d’être ici quand la flotte arrivera. »

Qing-jao n’était plus la petite fille dont les mains avaient saigné en secret. Sa vie s’était transformée dès lors que sa qualité d’élue des dieux avait été prouvée, et dans les dix années qui avaient suivi ce jour elle avait fini par accepter la voix des dieux dans sa vie et le rôle que cette distinction lui donnait dans la société. Elle apprit à accepter les privilèges qu’on lui conférait et les honneurs qu’on lui rendait comme des cadeaux destinés en réalité aux dieux. Elle apprit de son père à ne pas se montrer hautaine, mais à devenir au contraire de plus en plus humble à mesure que les dieux et le peuple lui confiaient des fardeaux de plus en plus lourds.

Elle prenait ses obligations au sérieux et y trouvait de la joie. Elle avait en dix ans accompli un cycle d’études rigoureux et exaltant. Son corps était façonné par des exercices pratiqués avec d’autres enfants : course à pied, natation, équitation, combat à l’épée, combat au bâton, combat aux ossements. Avec d’autres enfants, elle mémorisait des langues – le stark, langue commune interstellaire, qu’on tapait au clavier des ordinateurs ; le chinois ancien, qu’on chantait du fond de la gorge et dont on dessinait les élégants idéogrammes sur du papier de riz ou du sable fin ; et le chinois moderne, tout juste bon à être prononcé avec la bouche et noté avec un vulgaire alpha – et sur du papier ordinaire ou dans la poussière. Personne, à l’exception de Qing-jao elle-même, n’était surpris qu’elle ait assimilé toutes ces langues bien plus vite, bien plus facilement et bien plus à fond que n’importe quel autre enfant.

D’autres professeurs lui donnaient des cours particuliers. C’est ainsi qu’elle apprit les sciences, l’histoire, les mathématiques et la musique. Chaque semaine, elle allait voir son père et passait une demi-journée avec lui pour lui montrer tout ce qu’elle avait appris et écouter ses observations. Des éloges la faisaient regagner sa chambre en dansant d’allégresse tout le long du chemin ; à la moindre remontrance, elle passait des heures à suivre les lignes du bois dans sa salle de travail jusqu’à ce qu’elle se sente digne de se remettre à étudier.

Un autre aspect de son instruction était totalement personnel. Elle avait par elle-même constaté que son père avait une telle fermeté qu’il pouvait remettre à plus tard ses témoignages d’obéissance aux dieux. Elle savait que, lorsque les dieux exigeaient un rite de purification, la soif de pureté, le besoin de leur obéir étaient si exquis qu’on ne pouvait les ignorer. Et pourtant, son père réussissait par quelque méthode secrète à les ignorer au moins assez longtemps pour avoir le loisir d’accomplir ses rites en privé. Qing-jao, qui désirait ardemment pouvoir disposer de la même fermeté, commença à se discipliner pour retarder l’accomplissement du rite. Lorsque les dieux lui faisaient sentir son accablante indignité et que ses yeux commençaient à chercher des lignes dans le bois ou qu’elle avait l’impression que ses mains étaient d’une saleté intolérable, elle attendait, tentant de se concentrer sur ce qui se passait autour d’elle et de repousser l’acte d’obéissance le plus longtemps possible.

Au début, c’était un vrai triomphe si elle arrivait à retarder sa purification d’une minute entière et, quand sa résistance était vaincue, les dieux la punissaient en rendant le rituel encore plus pénible et plus difficile qu’à l’ordinaire. Mais elle refusait d’abandonner. N’était-elle pas la fille de Han Fei-tzu ? Avec le temps, au fil des années, elle apprit ce que son père avait appris : qu’on pouvait vivre avec cette soif de pureté, la contenir – souvent des heures durant – comme un brasier enchâsse dans un coffret de jade translucide, un feu terrible et redoutable, le feu des dieux qui brûlait en son cœur.

Ensuite, quand elle était seule, elle pouvait ouvrir ce coffret et laisser sortir le feu, non pas en une éruption unique et effroyable, mais lentement, graduellement, se laissant envahir par sa lumière tandis qu’elle inclinait la tête pour scruter le grain du bois sur le parquet, ou qu’elle se penchait sur l’aiguière consacrée pour ses ablutions, se frottant tranquillement et méthodiquement les mains avec la ponce, la soude et l’aloès.

Ainsi traduisait-elle la voix courroucée des dieux en une pratique rituelle rigoureuse et personnelle. Ce n’était qu’en de rares moments de soudaine détresse qu’elle perdait son sang-froid et se jetait aux pieds d’un précepteur ou d’un visiteur. Elle acceptait ces humiliations comme un moyen qu’avaient les dieux de lui rappeler que leur pouvoir sur sa personne était absolu, que sa maîtrise de soi habituelle n’était que tolérée pour leur divertissement. Elle se contentait de cette discipline imparfaite. Après tout, il aurait été présomptueux de sa part d’égaler la maîtrise de soi que son père avait portée à la perfection. Sa noblesse extraordinaire venait de ce qu’il jouissait du respect des dieux, qui n’exigeaient donc pas de lui qu’il s’humiliât en public ; elle n’avait rien fait pour mériter pareil honneur.