— Je l’espère, dit Han Fei-tzu. Sinon, les dieux en préserveront sûrement l’écho dans un coquillage et le lui feront entendre chaque fois qu’elle le portera à son oreille.
Cette narration décalée était un jeu qu’ils avaient pratiqué quand elle était enfant. Qing-jao oublia son angoisse et trouva bien vite une réponse :
— Non, les dieux préserveront notre étreinte et la tisseront en un châle dont elle se ceindra les épaules lorsque l’hiver viendra au ciel.
En tout cas, elle était soulagée que son père n’ait pas dit oui. Il espérait que la mère de Qing-jao avait entendu le serment qu’elle venait de prêter. Peut-être ne l’avait-elle pas entendu – elle ne serait donc pas déçue si sa fille échouait.
Son père l’embrassa, puis se releva.
— Maintenant, te voilà prête à entendre l’énoncé de ta tâche, dit-il.
Il la prit par la main et la conduisit à sa table de travail. Elle resta près de lui lorsqu’il s’assit ; elle avait beau être debout, elle n’était guère plus grande que lui sur sa chaise. Elle n’avait probablement pas encore atteint sa taille adulte, mais elle espérait ne pas grandir beaucoup plus. Elle ne voulait pas devenir l’une de ces grandes femmes massives qui portaient de lourds fardeaux dans les champs. Mieux vaut être souris que pourceau, lui avait enseigné Mu-pao bien des années auparavant.
Son père fit apparaître une carte stellaire sur l’écran. Elle reconnut immédiatement la zone projetée. Elle était centrée sur le système solaire lusitanien, mais l’échelle était trop réduite pour que les planètes individuelles soient visibles.
— Lusitania est au centre, dit-elle.
Son père fit oui de la tête. Il tapa encore quelques autres instructions.
— Maintenant, regarde, dit-il. Mes doigts, pas l’écran. Ceci, plus ton identification vocale, est le mot de passe qui te permettra d’accéder à l’information dont tu auras besoin.
Elle le vit taper « Bande 4 » et reconnut immédiatement la référence. L’ancêtre-de-cœur de sa mère avait été Jiang-Qing, la veuve du premier empereur communiste Mao Zedong. Lorsque Jiang-Qing et ses alliés avaient été écartés du pouvoir, la Conspiration des lâches les avait vilipendés sous l’appellation de « Bande des quatre ». La mère de Qing-jao avait été une vraie fille-de-cœur de cette grande martyre du passé. Et Qing-jao pourrait désormais continuer d’honorer l’ancêtre-de-cœur de sa mère chaque fois qu’elle taperait le code d’accès. C’était une délicate attention de la part de son père.
De nombreux points verts apparurent sur l’écran. Elle les compta rapidement, presque sans réfléchir. Il y en avait dix-neuf, à bonne distance de Lusitania, mais l’entourant pratiquement dans toutes les directions.
— Est-ce la flotte de Lusitania ?
— C’était sa position il y a cinq mois, dit Han Fei-tzu en tapant une nouvelle instruction qui fit disparaître tous les points verts. Et voilà les positions actuelles des vaisseaux.
Elle les chercha. Elle ne vit pas un seul point vert, nulle part. Or, son père avait manifestement l’intention de lui faire voir quelque chose.
— Sont-ils déjà à Lusitania ?
— Les vaisseaux sont là où tu les vois, dit son père. Il y a cinq mois, la flotte a disparu.
— Pour aller où ?
— Nul ne le sait.
— Etait-ce une mutinerie ?
— Nul ne le sait.
— Toute la flotte ?
— Tous les vaisseaux.
— Quand tu dis qu’ils ont disparu, qu’est-ce que tu veux dire ?
Son père lui fit un clin d’œil et dit en souriant :
— Très bien, Qing-jao. Tu as posé la question qu’il fallait. Personne ne les a vus – ils étaient tous en espace profond. Donc, ils n’ont pas disparu physiquement. Autant que nous sachions, ils sont peut-être toujours en mouvement et poursuivent leur mission. Ils n’ont disparu que dans la mesure où nous avons perdu tout contact avec eux.
— Et les ansibles ?
— Muets. Tous en même temps, en l’espace de trois minutes. Aucune communication n’a été interrompue. On a constaté la fin d’une communication, et puis… plus rien.
— Les liaisons entre chaque vaisseau et tous les ansibles planétaires de tous les systèmes, vraiment ? C’est impossible. Même à la suite d’une explosion – à supposer qu’elle puisse avoir pareille ampleur. Mais il ne pourrait s’agir d’un événement unique, de toute façon, vu la dispersion des vaisseaux autour de Lusitania.
— Eh bien, cela se pourrait, Qing-jao. Il se pourrait que le soleil de Lusitania soit devenu une supernova, si tu peux te représenter un événement aussi cataclysmique. Il s’écoulerait plusieurs dizaines d’années avant que nous en voyions l’éclair, même sur les planètes les plus proches.
— En plus, il y aurait eu quelques signes annonciateurs. Des modifications internes de l’étoile. Les instruments des vaisseaux auraient dû détecter quelque chose, non ?
— Non. C’est pour cela que nous ne croyons pas qu’il s’agisse d’un phénomène astronomique connu. Les savants n’ont pas trouvé d’explication. Alors, nous avons tenté de faire une enquête en supposant un sabotage. Nous avons recherché des indices d’une pénétration des ordinateurs ansibles. Nous avons ratissé les fiches de l’équipage de chaque vaisseau, à la recherche d’une conspiration, procédé à l’analyse cryptographique de toutes les communications envoyées par tous les vaisseaux dans l’espoir de trouver la preuve de messages entre conspirateurs. Les militaires et le gouvernement ont analysé tout ce qui peut s’analyser. La police de chaque planète a mené son enquête – nous avons vérifié les antécédents de tous les opérateurs d’ansibles sans exception.
— Les ansibles sont-ils toujours connectés, en l’absence de tout message ?
— À ton avis ?
— Evidemment, dit Qing-jao en rougissant. Ils le seraient toujours, même si un Dispositif DM avait été utilisé contre la flotte, parce que les ansibles sont reliés par des fragments de particules subatomiques. Ils seraient encore là même si les vaisseaux avaient été désintégrés.
— Ne sois pas gênée, Qing-jao. Les sages ne sont pas sages parce qu’ils ne commettent jamais d’erreurs. Ils sont sages parce qu’ils corrigent leurs erreurs dès qu’ils les reconnaissent.
Mais Qing-jao rougissait pour une autre raison. Le sang lui martelait les tempes parce qu’elle venait tout juste de comprendre la nature de la mission dont son père l’avait chargée. Mais c’était impossible. Il ne pouvait lui confier une tâche que des milliers de gens plus sages et plus vieux n’avaient pu mener à bien.
— Père, dit-elle tout bas, en quoi consiste ma tâche ?
Elle espérait encore qu’il s’agirait d’un problème secondaire en rapport avec la disparition de la flotte. Mais elle savait que cet espoir serait vain avant même que son père lui réponde.
— Tu dois trouver toutes les explications possibles à la disparition de la flotte, dit-il, et calculer la probabilité de chacune. Il faut que le Congrès stellaire puisse savoir comment la chose est arrivée et comment éviter qu’elle ne se reproduise.
— Mais, père, je n’ai que seize ans. N’y a-t-il pas beaucoup de gens plus sages que moi ?
— Peut-être sont-ils tous trop sages pour s’atteler à cette tâche. Mais tu es assez jeune pour ne pas te croire arrivée à la sagesse. Tu es assez jeune pour penser à des choses impossibles et découvrir pourquoi elles pourraient être possibles. Et, par-dessus tout, les dieux te parlent avec une clarté extraordinaire, ma brillante enfant, ma Glorieusement Brillante.
Voilà ce qu’elle craignait – que son père s’attende qu’elle réussisse grâce à la faveur des dieux. Il ne comprenait pas à quel point les dieux la trouvaient indigne, combien peu ils l’aimaient.