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Et ce n’était pas tout.

— Et si je réussis ? Et si je retrouve la flotte de Lusitania et rétablis les communications ? Ne sera-ce alors pas ma faute si la flotte détruit Lusitania ?

— Il est louable que ta première pensée soit pour le peuple de Lusitania. Je t’assure que le Congrès stellaire a promis de ne pas faire usage du Dispositif DM à moins que cela ne soit absolument inévitable, et c’est tellement improbable que je n’arrive pas à croire que cela puisse arriver. Et, même dans ce cas, c’est le Congrès qui devrait prendre la décision. Comme disait mon ancêtre-de-cœur : « S’il arrive que le châtiment du sage soit léger, ce n’est pas qu’il compatit ; s’il arrive que la peine qu’il édicté soit sévère, ce n’est pas qu’il est cruel ; il se contente de suivre les coutumes de l’époque. Les circonstances varient dans le temps, et la manière de régler les problèmes change avec les circonstances. » Tu peux être sûre que le Congrès stellaire traitera le cas de Lusitania non selon ce que voudrait la bonté ou la cruauté, mais selon ce qui est nécessaire au bien de l’humanité tout entière. C’est pour cela que nous servons les gouvernants : parce qu’ils servent le peuple, qui sert les ancêtres, qui servent les dieux.

— Père, j’étais indigne ne serait-ce que de penser autrement, dit Qing-jao.

Maintenant, elle ressentait la souillure dans son corps au lieu d’en avoir simplement connaissance dans son esprit. Elle avait besoin de se laver les mains. Elle avait besoin de scruter le grain du bois. Mais elle se retint. Elle attendrait.

Quoi que je fasse, se dit-elle, les conséquences seront terribles. Si j’échoue, mon père sera déshonoré devant le Congrès, et donc devant toute la planète de la Voie. Ce qui prouverait à plus d’un que mon père est indigne d’être le dieu élu de la Voie quand il mourra.

Mais si je réussis, le résultat risque d’être un xénocide. Même si le choix en revient au Congrès, je n’en saurai pas moins que c’est moi qui aurai rendu la chose possible. J’aurai une part de responsabilité. Quoi que je fasse, je serai accablée par l’échec et souillée par l’indignité.

Puis son père lui parla comme si les dieux lui avaient montré le cœur de sa fille.

— Oui, tu as été indigne, dit-il, et tu continues à l’être dans tes pensées en ce moment même.

Qing-jao rougit et baissa la tête. Elle n’avait pas honte d’avoir si peu caché ses pensées à son père, mais du simple fait d’avoir nourri de telles pensées rebelles.

Son père lui toucha doucement l’épaule de la main.

— Mais je crois que les dieux te rendront ta dignité, dit-il. Le Congrès stellaire détient le mandat céleste, mais tu es aussi choisie pour suivre ta propre voie. Tu peux réussir dans cette grandiose entreprise. Veux-tu essayer ?

— J’essaierai.

Je vais aussi échouer, mais cela ne surprendra personne, à commencer par les dieux, qui connaissent mon indignité.

— Toutes les archives concernées sont ouvertes à tes recherches, pour peu que tu dises ton nom et tapes le mot de passe. Si tu as besoin d’aide, fais-le-moi savoir.

Elle quitta la chambre de son père d’un pas respectueux et se força à monter lentement l’escalier qui conduisait à sa propre chambre. Ce ne fut que lorsqu’elle eut refermé la porte derrière elle qu’elle tomba à genoux et rampa sur le parquet. Elle scruta des lignes dans le bois jusqu’à ce que sa vue se brouille. Son indignité était si grande que, même à ce stade, elle ne se sentait pas encore tout à fait propre ; elle se rendit au cabinet de toilette et se frotta les mains jusqu’à ce qu’elle ait l’assurance que les dieux soient satisfaits. Par deux fois, les domestiques tentèrent de l’interrompre avec des annonces de repas ou des messages – peu lui importait –, mais, quand ils virent qu’elle était en communion avec les dieux, ils s’inclinèrent et se retirèrent discrètement.

Mais ce ne fut pas le lavage des mains qui acheva de la purifier. Ce fut le moment où elle chassa de son cœur le dernier vestige d’incertitude. Le Congrès stellaire détenait le mandat du ciel. Elle devait se purger intégralement du doute. Quoi que le Congrès ait l’intention de faire avec la flotte de Lusitania, c’était sûrement conforme à la volonté des dieux. C’était donc son devoir à elle de l’aider dans cette tâche. Et, si ainsi elle accomplissait la volonté des dieux, alors ils lui montreraient un moyen de résoudre le problème qui lui avait été posé. Chaque fois qu’elle penserait autrement, chaque fois que les mots de Démosthène lui reviendraient à l’esprit, elle serait obligée de les effacer en se souvenant qu’elle au moins obéissait aux gouvernants qui détenaient le mandat céleste.

Quand elle se fut calmée, ses paumes étaient à vif et piquetées du sang qui remontait des couches dermiques vivantes à présent toutes proches de la surface. Voilà comment naît ma compréhension de la vérité, se dit-elle. Si je me déleste suffisamment de ma mortalité, la vérité des dieux remontera à la lumière.

Enfin, elle était propre. Il était tard, ses yeux étaient fatigués. Néanmoins, elle s’assit devant son terminal et commença à travailler.

— Montre-moi les résumés de toutes les recherches menées jusqu’ici sur la disparition de la flotte de Lusitania, dit-elle, en commençant par les plus récentes.

Presque instantanément, des mots se matérialisèrent au-dessus de la console – des pages et des pages alignées comme des soldats marchant au front. Elle en lisait une, la faisait disparaître, et la page suivante venait la remplacer. Elle lut pendant sept heures, jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus ; puis elle s’endormit devant le terminal.

Jane voit tout. Elle peut exécuter un million d’opérations tout en surveillant mille autres choses. Ses capacités ne sont pas illimitées mais, comparées à notre pathétique faculté de penser à une chose tout en en faisant une autre, c’est tout comme. Elle a tout de même une limitation sensorielle que nous n’avons pas. En fait, c’est nous qui sommes sa plus grande limitation, car elle ne peut rien voir ni appréhender qui n’ait déjà été saisi sous forme de données dans un ordinateur relié au grand réseau interplanétaire.

Ce n’est pas aussi contraignant qu’il y paraît. Jane dispose d’un accès quasi instantané aux données brutes émanant de tous les vaisseaux spatiaux, satellites, systèmes de contrôle de circulation et de navigation et de presque tous les dispositifs de surveillance électronique opérant dans l’univers humain. En revanche, elle ne peut presque jamais avoir connaissance de querelles d’amoureux, d’histoires pour endormir les enfants, de polémiques de conseil de classe, de commérages de salon ou de larmes amères versées en privé. Elle ne connaît de notre vie que les aspects représentés sous forme d’information numérique.

Si vous lui demandiez le nombre exact d’êtres humains sur les planètes habitées, elle vous donnerait rapidement un chiffre basé sur les statistiques du recensement combinées avec les taux de natalité et de mortalité estimés pour tous les groupes de populations. Dans la plupart des cas, elle pourrait assigner des noms à ces données chiffrées, bien que nul humain ne puisse vivre assez longtemps pour en lire la liste. Et, si vous preniez le premier nom qui vous passe par la tête – Han Qing-jao, par exemple – et que vous demandiez à Jane de vous dire qui est cette personne, elle vous donnerait quasi instantanément toutes les données essentielles la concernant – date de naissance, nationalité, filiation, taille et poids au dernier contrôle médical, résultats scolaires.

Mais ce n’est que de l’information futile, du bruit de fond, pour Jane ; elle en connaît l’existence, mais ça ne signifie rien pour elle. Lui poser des questions sur Han Qing-jao reviendrait à lui poser une question sur certaine molécule de vapeur d’eau dans quelque nuage lointain. La molécule existe, à coup sûr, mais elle n’a rien de particulier qui puisse la différencier de millions d’autres molécules à son voisinage immédiat.