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C’était vrai — jusqu’au moment où Han Qing-jao commença à se servir de son ordinateur pour avoir accès à tous les rapports concernant la disparition de la flotte de Lusitania. Le nom de Qing-jao monta alors de nombreux paliers dans le niveau d’attention de Jane. Jane se mit à enregistrer tout ce que Qing-jao faisait avec son ordinateur. Et il lui fut bientôt évident que Han Qing-jao avait beau n’avoir que seize ans, elle avait l’intention de causer de gros ennuis à Jane. Car Han Qing-jao, indépendante qu’elle était de toute bureaucratie, n’étant pas astreinte à suivre une ligne idéologique ni à protéger des intérêts particuliers, examinait avec plus de recul, donc plus d’efficacité, l’ensemble des informations rassemblées par toutes les administrations et organisations humaines.

Pourquoi cette efficacité était-elle dangereuse ? Jane avait-elle laissé derrière elle des indices que Qing-jao risquait de trouver ?

Bien sûr que non. Jane ne laissait jamais d’indices. Elle avait songé à en laisser quelques-uns, ou à essayer de faire passer la disparition de la flotte de Lusitania pour le résultat d’un sabotage, d’une défaillance mécanique ou de quelque catastrophe naturelle. Elle avait été obligée d’abandonner cette idée, parce qu’elle ne pouvait pas fabriquer d’indices physiques. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était laisser dans les mémoires des ordinateurs des données fausses, dont aucune n’aurait jamais d’analogue physique dans le monde réel, si bien que n’importe quel investigateur plus ou moins intelligent ne tarderait pas à se rendre compte que ces indices n’étaient que des données truquées. Il conclurait alors que la disparition de la flotte de Lusitania avait été forcément causée par une organisation quelconque disposant d’un accès incroyablement exhaustif aux systèmes informatiques qui détenaient les données fictives. Ce qui amènerait sûrement les gens à découvrir son existence beaucoup plus vite que si elle n’avait laissé absolument aucun indice.

L’absence totale d’indices était évidemment la meilleure solution ; et, jusqu’à ce que Han Qing-jao commence ses recherches, elle avait parfaitement fonctionné. Chaque commission d’enquête n’avait poussé ses investigations que dans son domaine habituel. Sur de nombreuses planètes, la police avait procédé à des vérifications chez tous les groupes connus de dissidents (et, dans certains cas, avait torturé divers dissidents jusqu’à ce qu’ils fassent d’inutiles aveux, stade auquel les interrogateurs avaient envoyé leur rapport définitif et refermé le dossier). Les militaires essayaient de détecter une puissance militaire adverse – essentiellement des vaisseaux extraterrestres, car ils gardaient de cuisants souvenirs de l’invasion des doryphores trois mille ans plus tôt. Les savants cherchaient des preuves de l’existence de quelque phénomène astronomique invisible et inattendu qui puisse expliquer soit la destruction de la flotte, soit une interruption des communications limitée aux ansibles. Les politiciens cherchaient un bouc émissaire. Personne n’imaginait Jane, et par conséquent personne ne la trouva.

Mais Han Qing-jao rassemblait tous les indices, soigneusement, méthodiquement, soumettant les données à de minutieuses analyses. Elle allait inévitablement trouver les indices qui prouveraient enfin l’existence de Jane – et y mettrait un terme. La preuve en était précisément le manque de preuves. Personne d’autre ne pouvait s’en apercevoir, car personne n’avait jamais appliqué à cette recherche un esprit méthodique libre de tout parti pris.

Mais Jane ne pouvait savoir que la patience apparemment inhumaine de Qing-jao, l’attention méticuleuse qu’elle portait aux détails, sa reformulation et sa reprogrammation incessante des recherches informatiques étaient le résultat d’interminables heures passées à genoux, courbée sur un parquet, à suivre soigneusement des yeux une ligne dans le grain du bois d’une extrémité d’une latte à l’autre, d’un côté d’une pièce à l’autre. Jane ne pouvait ne serait-ce que commencer à se douter que c’était la grandiose leçon apprise des dieux qui faisait de Qing-jao son adversaire la plus redoutable. Tout ce que Jane savait, c’était qu’à un moment donné l’investigatrice du nom de Qing-jao se rendrait probablement compte de ce que personne d’autre ne comprenait vraiment : que toute explication concevable de la disparition de la flotte de Lusitania avait déjà été complètement éliminée.

Il n’y aurait à ce stade qu’une seule conclusion possible : que quelque force encore jamais rencontrée nulle part dans l’histoire de l’humanité avait le pouvoir soit de faire disparaître simultanément les unités largement dispersées de toute une flotte, soit – ce qui était tout aussi invraisemblable – de mettre simultanément hors service tous les ansibles de cette flotte. Et, si ce même esprit méthodique se mettait alors à énumérer les forces susceptibles de disposer de pareil pouvoir, il finirait forcément par trouver la bonne réponse : une entité autonome qui résidait parmi… non, qui était composée des rayons philotiques interconnectant l’ensemble des ansibles. Comme l’idée était juste, aucune somme d’examens ou de recherches logiques ne pourrait l’éliminer. Elle finirait par être isolée. À ce stade, quelqu’un prendrait des mesures suite à la découverte de Qing-jao et se déciderait à détruire Jane.

C’est donc avec une fascination grandissante que Jane observa les recherches de Qing-jao. La fille de Han Fei-tzu – seize ans, 39 kilogrammes et 160 centimètres –, qui faisait partie de la plus haute classe sociale et intellectuelle de la planète chinoise taoïste de la Voie, était le premier être humain que Jane ait jamais vu approcher de la perfection et de la précision d’un ordinateur et, par conséquent, de Jane elle-même. Et, bien que Jane pût accomplir en une heure la recherche que Qing-jao mettrait des semaines et des mois à mener à sa conclusion, la funeste vérité était que Qing-jao employait presque exactement la méthode que Jane aurait employée elle-même. Jane n’avait donc aucune raison de supposer que Qing-jao n’aboutisse pas à la conclusion à laquelle elle aboutirait elle-même.

Qing-jao était donc l’ennemie la plus dangereuse de Jane, et Jane était incapable de l’arrêter dans sa progression – du moins physiquement. Tenter d’empêcher Qing-jao d’avoir accès aux informations ne ferait que la mettre encore plus vite sur la voie de la découverte. Alors, au lieu d’une opposition déclarée, Jane chercha un autre moyen de barrer la route à son ennemie. Elle ne comprenait pas tous les traits de la nature humaine, mais Ender lui avait appris ceci : pour empêcher un être humain de faire quelque chose, il faut trouver un moyen d’obliger cette personne à s’arrêter de vouloir le faire.

VARELSE

« Comment pouvez-vous parler directement à l’esprit d’Ender ? »

« Maintenant que nous savons où il est, c’est aussi naturel que de manger. »

« Comment l’avez-vous retrouvé ? Je ne suis jamais arrivé à parler à l’esprit de quiconque n’a pas passé dans la troisième vie. »

« Nous l’avons retrouvé par l’intermédiaire des ansibles et de l’électronique qui y est reliée – nous avons localisé son corps dans l’espace. Pour atteindre son esprit, nous avons été obligés d’avancer dans le chaos et de construire un pont. »

« Une entité transitionnelle, qui ressemblait moitié à son esprit, moitié au nôtre. »

« Si vous pouviez atteindre son esprit, pourquoi ne l’avez-vous pas empêché de vous anéantir ? »