« Le cerveau humain est très bizarre. Avant que nous puissions comprendre ce nous avions découvert, avant que nous puissions apprendre à parler dans cet espace déformé, toutes mes sœurs et mères avaient disparu. Nous avons continué à étudier son esprit pendant toutes les années où nous avons attendu, dans notre cocon, qu’il nous retrouve ; lorsqu’il est arrivé, nous avons pu lui parler directement. »
« Qu’est devenu le pont que vous avez construit ? »
« Nous n’y avons jamais songé. Il est probablement resté quelque part dans l’espace. »
La nouvelle souche de pommes de terre était en train de mourir. Ender remarqua les auréoles brunes révélatrices sur les feuilles, les plants sectionnés là où les tiges étaient devenues si cassantes que la moindre brise les pliait jusqu’à ce qu’elles rompent. Ils étaient encore tous en bonne santé le matin môme. La maladie était survenue si brusquement et son effet avait été si dévastateur qu’il ne pouvait s’agir que du virus de la descolada.
Ela et Novinha seraient déçues, elles qui attendaient tant de cette nouvelle souche. Ela, la belle-fille d’Ender, travaillait sur un gène qui permettrait à toutes les cellules d’un organisme de produire trois substances chimiques différentes dont on savait qu’elles neutralisaient ou tuaient le virus de la descolada. Novinha, l’épouse d’Ender, travaillait sur un gène qui rendrait les noyaux cellulaires imperméables à toute molécule d’un diamètre supérieur au dixième de celui de la descolada. Elles avaient introduit l’un et l’autre gène dans cette variété de pomme de terre et, lorsque les premiers tests curent démontré que les deux traits étaient implantés, Ender avait emporté les jeunes pousses à la ferme expérimentale et les avait plantées. Ses collaborateurs et lui-même les avaient soignées pendant six semaines. Tout allait bien, semblait-il.
Si l’opération avait réussi, la technique aurait pu être adaptée à tous les végétaux et animaux dont les humains de Lusitania dépendaient pour leur alimentation. Mais le virus de la descolada était trop intelligent – il finit par percer à jour tous leurs stratagèmes. Cela dit, six semaines, c’était mieux que les deux ou trois jours habituels. Peut-être étaient-ils sur la bonne voie.
Ou peut-être les choses étaient-elles déjà allées trop loin. Lorsque Ender avait débarqué pour la première fois sur Lusitania, les nouvelles variétés de végétaux et d’animaux d’origine terrestre réussissaient à se maintenir jusqu’à deux ans sur le terrain avant que la descolada décode leurs molécules génétiques et les disloque. Mais, ces dernières années, le virus de la descolada avait apparemment fait une percée qui lui permettait de décoder toute molécule venant de la Terre en l’espace de quelques jours, voire de quelques heures.
Actuellement, la seule chose qui permettait aux colons humains de faire de l’agriculture et de l’élevage était un aérosol qui détruisait instantanément le virus de la descolada. Certains colons humains voulaient en pulvériser sur toute la surface de la planète et anéantir une fois pour toutes le virus.
S’il était malaisé de traiter ainsi toute une planète, ce n’était pas impossible ; mais il y avait d’autres raisons de rejeter ce choix. Toutes les formes de vie indigènes dépendaient de la descolada pour se reproduire et, notamment, les piggies – les pequeninos, les créatures intelligentes de la planète – dont le cycle reproducteur était inextricablement lié à l’unique espèce indigène d’arbre. Si jamais le virus de la descolada venait à être détruit, la présente génération de pequeninos serait la dernière. Ce serait un xénocide.
Jusque-là, l’idée de faire quoi que ce soit qui puisse anéantir les piggies était rejetée sans hésitation par la majorité des habitants de Lusitania. Jusque-là. Mais Ender savait que beaucoup de gens changeraient d’avis si certaines informations étaient plus largement diffusées. Par exemple, seuls les membres d’un petit groupe de chercheurs savaient que la descolada s’était déjà deux fois adaptée à l’agent chimique qu’ils utilisaient pour la tuer. Ela et Novinha avaient déjà mis au point plusieurs nouvelles versions de cette substance, si bien que, la prochaine fois que la descolada s’adapterait à un virocide, elles pourraient immédiatement en essayer un autre. Elles avaient de même été obligées de changer déjà une fois l’inhibiteur de la descolada qui empêchait les êtres humains d’être fatalement atteints par le virus qui résidait chez tous les habitants de la colonie. L’inhibiteur était ajouté à toute la nourriture de la colonie, si bien que tous les humains l’ingéraient à chaque repas.
Toutefois, inhibiteurs et virocides fonctionnaient tous sur les mêmes principes de base. Un jour ou l’autre, tout comme il avait appris à s’adapter aux gènes d’origine terrestre, le virus de la descolada apprendrait à manipuler l’une et l’autre catégorie de substances chimiques et, quelle que soit la cadence de production de leurs nouvelles versions, la descolada en viendrait à bout en quelques jours.
Seuls quelques rares individus savaient à quel point la survie de la colonie de Lusitania était précaire. Seuls quelques rares individus comprenaient à quel point tout dépendait des recherches menées par Ela et Novinha, les xénobiologistes de Lusitania, à quel point la lutte entre elles et la descolada était serrée et toute l’ampleur de la catastrophe qui surviendrait si jamais elles se laissaient distancer.
Heureusement, d’ailleurs. Si les colons étaient conscients du danger, il y en aurait beaucoup pour dire : « S’il est inévitable qu’un jour ou l’autre nous soyons débordés par la descolada, alors liquidons-la maintenant. S’il faut pour cela tuer tous les piggies, nous en sommes désolés mais, entre eux et nous, nous avons vite choisi. »
Ender avait beau jeu de prendre du recul, d’envisager la chose avec philosophie et de dire : « Mieux vaut laisser périr une petite colonie humaine que d’oblitérer la totalité d’une espèce intelligente. » Il savait que cet argument n’aurait aucune valeur aux yeux des humains de Lusitania. Leur propre vie était enjeu, et celle de leurs enfants. Il serait absurde de s’attendre qu’ils veuillent bien mourir au profit d’une autre espèce qu’ils ne comprenaient pas et qu’ils étaient même peu nombreux à apprécier. Génétiquement parlant, cela n’aurait aucun sens : l’évolution n’encourage que des créatures qui prennent au sérieux la protection de leurs propres gènes. Même si l’évêque en personne déclarait que Dieu voulait que les êtres humains de Lusitania renoncent à la vie pour sauver les piggies, bien peu obéiraient.
Je ne suis pas sûr de pouvoir faire pareil sacrifice moi-même, se dit Ender. Même si je n’ai pas d’enfants. Même si j’ai déjà vécu l’extermination d’une espèce intelligente, même si j’ai personnellement déclenché cette destruction et que je sache quel terrible fardeau moral cela représente, je ne suis pas sûr que je laisserais mourir mes congénères humains, soit de faim parce que leurs cultures vivrières auront été détruites, soit, plus douloureusement, à la suite du retour de la descolada sous forme de maladie capable de consumer en quelques jours le corps humain.
Et pourtant… pourrais-je consentir à la destruction des pequeninos ? Pourrais-je permettre un nouveau xénocide ?
Il ramassa l’un des plants de pommes de terre à la tige brisée, aux feuilles tachées. Il serait évidemment obligé de le montrer à Novinha. Novinha ou Ela l’examineraient et confirmeraient ce qui était déjà évident. Un nouvel échec. Il glissa le plant dans une pochette stérile.
— Porte-Parole.
C’était Planteur, l’assistant d’Ender et son meilleur ami chez les piggies. Planteur était l’un des fils du pequenino nommé Humain, qu’Ender avait fait passer dans la « troisième vie », le stade arborescent. Ender brandit la pochette en plastique transparent pour que Planteur voie es feuilles à l’intérieur.