Voilà pourquoi les laboratoires de xénobiologie avaient été transférés loin de leur ancien emplacement au bord de la rivière. Si les pequeninos devaient collaborer aux travaux de recherche, il fallait que le laboratoire soit proche de la clôture, et de toutes les plantations expérimentales situées au-delà, afin qu’humains et pequeninos n’aient pas l’occasion de se trouver face à face inopinément.
Lorsque Miro partit à la rencontre de Valentine, Ender avait cru qu’à son retour il serait stupéfait de l’ampleur des changements intervenus sur Lusitania. Il avait cru que Miro verrait les humains et les pequeninos vivre côte à côte – deux espèces cohabitant en harmonie. Au contraire, Miro retrouverait une colonie pratiquement inchangée. À de rares exceptions près, les habitants humains de Lusitania ne désiraient pas fréquenter les membres d’une autre espèce.
Ender avait été bien inspiré d’aider la reine à recréer la race des doryphores sur Lusitania aussi loin de la colonie humaine. Son intention était d’aider doryphores et humains à se connaître progressivement. Au lieu de quoi, Novinha, lui-même et leur famille avaient été forcés de garder secrète la présence des doryphores sur Lusitania. Si les colons humains ne pouvaient s’accommoder de la présence des pequeninos, créatures proches des mammifères, il était certain que l’annonce de la présence d’une race d’insectes provoquerait presque immédiatement un violent accès de xénophobie.
J’ai trop de secrets, songea Ender. Depuis des années, je suis le Porte-Parole des Morts qui révèle des secrets et aide les gens à vivre à la lumière de la vérité. À présent, je ne dis plus à quiconque la moitié de ce que je sais, parce que, si je disais toute la vérité, ce serait la peur, la haine, la violence, le meurtre et la guerre.
Non loin de la porte, mais derrière elle, se trouvaient deux arbres-pères, celui nommé Fureteur et celui nommé Humain, plantés de telle manière que, de la porte, on voyait Fureteur à gauche et Humain à droite. Humain était le pequenino qu’Ender avait été obligé de tuer de ses propres mains selon les rites, afin de sceller le traité entre les humains et les pequeninos. Humain avait ensuite ressuscité sous forme de cellulose et de chlorophylle, et avait fini par devenir un mâle adulte capable de procréer.
Humain jouissait à présent d’un prestige considérable non seulement chez les piggies de sa tribu, mais aussi chez ceux de nombreuses autres tribus. Ender savait qu’il était vivant, et pourtant, en voyant l’arbre, il lui était impossible d’oublier comment Humain était mort.
Ender n’avait pas de mal à s’entendre avec Humain en tant qu’individu, car il s’était souvent entretenu avec cet arbre-père. Mais il n’arrivait pas à voir dans cet arbre le même individu qu’il avait connu sous le nom d’Humain. Ender était peut-être en mesure de comprendre, intellectuellement, que c’était la mémoire et la volonté qui faisaient l’identité d’un individu et que cette volonté et cette mémoire s’étaient transmises, intactes, du pequenino à l’arbre-père, mais la compréhension intellectuelle n’apportait pas toujours un soulagement viscéral. Humain lui était maintenant tellement étranger.
Et pourtant, c’était toujours Humain, c’était toujours l’ami d’Ender. Ender toucha au passage l’écorce de l’arbre. Puis, faisant un détour de quelques pas, il s’approcha de l’autre arbre-père, plus âgé, nommé Fureteur, et toucha son écorce à lui aussi. Il n’avait jamais connu Fureteur sous sa forme de pequenino : il avait été tué par d’autres mains et son arbre était déjà haut et branchu avant qu’Ender n’arrive sur Lusitania. Ender n’était pas troublé par une sensation de vide lorsqu’il parlait avec Fureteur.
Au pied de son arbre, parmi les racines, étaient répandues de nombreuses baguettes. Certaines avaient été apportées d’ailleurs, d’autres étaient tombées des propres branches de Fureteur. C’étaient des baguettes parlantes. Les pequeninos s’en servaient pour produire un certain rythme en frappant le tronc d’un arbre-père ; l’arbre-père modifiait en permanence les parties creuses de son tronc pour changer le son, en faire un genre de langage ralenti. Ender était capable de produire le rythme, maladroitement, mais suffisamment bien pour tirer des mots des arbres.
Aujourd’hui, cependant, Ender ne voulait pas de conversation. Planteur pouvait bien annoncer aux arbres-pères l’échec d’une nouvelle expérience, Ender parlerait à Fureteur et à Humain plus tard. Il parlerait à la reine. Il parlerait à Jane. Il parlerait à tout le monde. Et, après toutes ces conversations, il ne serait pas plus avancé dans la résolution des problèmes qui assombrissaient l’avenir de Lusitania. Parce que la solution à ces problèmes ne dépendait pas du verbe. Elle dépendait du savoir et de la mise en œuvre d’un savoir que seuls d’autres pouvaient apprendre, d’actions que seules d’autres personnes pouvaient accomplir. Rien de ce qu’Ender ferait lui-même ne pourrait résoudre quoi que ce soit.
Tout ce qu’il pouvait faire, tout ce qu’il avait jamais fait depuis son combat final de guerrier juvénile, était d’écouter et de parler. En d’autres temps, en d’autres lieux, cela aurait suffi. Pas maintenant. De nombreuses sortes de catastrophes se profilaient à l’horizon de Lusitania, dont certaines avaient été suscitées par Ender lui-même, et pourtant aucune d’entre elles ne pouvait être évitée par la moindre action, parole ou pensée d’Andrew Wiggin. Comme celui de tous les autres citoyens de Lusitania, son avenir lui échappait. À cette différence près qu’Ender connaissait les dangers et toutes les conséquences possibles du moindre échec, de la moindre erreur. Qui est le plus à plaindre : celui qui meurt inconscient du péril jusqu’au tout dernier moment, ou celui qui a vu s’approcher la catastrophe étape par étape pendant des jours, des semaines et des années ?
Ender quitta les arbres-pères et descendit le sentier battu qui rejoignait la colonie humaine. Il passa la porte pratiquée dans la clôture, puis franchit celle du laboratoire de xénobiologie. Le pequenino qui était le plus fidèle collaborateur de Novinha – surnommé Sourd bien qu’il ne fût absolument pas dur d’oreille – le conduisit immédiatement dans le bureau de Novinha, où Ela, Novinha. Quara et Grego attendaient déjà. Ender brandit la pochette contenant le fragment de plant de pommes de terre.
Ela secoua la tête ; Novinha soupira. Mais elles n’avaient pas l’air aussi déçues qu’Ender s’y attendait. Manifestement, elles avaient autre chose derrière la tête.
— Je crois que nous nous attendions à ça, dit Novinha.
— Il fallait tout de même essayer, dit Ela.
— Pourquoi fallait-il forcément essayer ? demanda Grego.
Le plus jeune fils de Novinha – et donc beau-fils d’Ender – avait maintenant environ trente-cinq ans et était lui-même un brillant chercheur ; mais il semblait savourer son rôle d’avocat du diable dans toutes les discussions familiales, qu’il s’agisse de xénobiologie ou du choix d’une couleur pour repeindre les murs.