— Tu fais la pancarte pour la porte, et je ferai le nécessaire pour que tu ne sois pas seul dans cette pièce.
— Poupée, tu me retournes le cœur comme un carrelet à l’agonie.
— T’es drôlement romantique quand tu causes comme un pêcheur, dit Valentine. Les gosses vont se marrer quand ils sauront que tu ne peux même pas te retenir de poser les pattes sur moi pendant ces trois petites semaines de voyage.
— Ils ont nos gènes. Ils devraient nous encourager à rester verts jusqu’au milieu de notre prochain siècle.
— J’ai déjà pas mal entamé mon quatrième millénaire.
— Alors, euh… quand puis-je m’attendre à vous rencontrer dans ma somptueuse cabine, ô Vénérable ?
— Quand j’aurai envoyé cet essai.
— Et ça prendra combien de temps ?
— Le temps que tu partes et me laisses seule.
Il poussa un profond soupir, plus théâtral que sincère, et s’éloigna sur la pointe des pieds dans le couloir moquetté. Un moment plus tard, le métal sonna sous un impact, et Val entendit son mari hurler de douleur. Une douleur feinte, évidemment ; s’il avait accidentellement heurté la poutre métallique de la tête le premier jour du voyage, ses collisions ultérieures avaient été des plaisanteries délibérées. Personne ne riait tout haut, bien sûr – c’était une tradition familiale que de ne pas rire quand Jakt faisait un de ses gags –, mais Jakt n’était pas le genre d’homme à avoir besoin d’être explicitement encouragé par les autres. Il était lui-même son meilleur public ; on ne pouvait pas être marin et meneur d’hommes toute sa vie sans être tout à fait autonome. Pour autant que Valentine pouvait en juger, elle-même et les enfants étaient les seuls êtres dont il s’était jamais permis d’avoir besoin.
Et encore, il n’avait pas eu besoin d’eux au point de renoncer à sa vie de marin et de pêcheur, à ses absences qui duraient des jours, souvent des semaines, parfois des mois. Au début, Valentine l’avait quelquefois accompagné, quand ils avaient tellement envie l’un de l’autre qu’ils ne pouvaient jamais se rassasier. Mais, au bout de quelques années, leur désir avait cédé la place à la patience et à la confiance ; quand il était en mer, elle faisait ses recherches, écrivait ses livres ; puis elle leur consacrait toute son attention, aux enfants et à lui quand il rentrait.
Les enfants se plaignaient : « Je voudrais que papa rentre à la maison pour que maman sorte de son bureau et recommence à nous parler. » Je n’ai pas été une très bonne mère, songea Valentine. J’ai vraiment eu de la veine que les enfants n’aient pas mal tourné.
L’essai flottait toujours devant le terminal. Il restait à mettre une dernière touche. Elle centra le curseur en bas de la page et tapa le nom sous lequel tous ses écrits étaient publiés :
DÉMOSTHÈNE
Ce surnom lui avait été donné par son frère aîné Peter quand ils étaient enfants, cinquante ans, non, trois mille ans auparavant.
Le simple fait de songer à Peter réussissait encore à la bouleverser, à lui donner un chaud et froid. Peter le cruel, Peter le violent, lui dont l’esprit était si subtil et si dangereux qu’à deux ans il me manipulait déjà – oui, moi ! — et qu’à vingt ans il manipulait le monde. Quand ils étaient encore enfants, sur Terre, au vingt-deuxième siècle, il étudiait les écrits politiques des grands personnages, vivants ou morts, non pas pour apprendre leurs idées – qu’il saisissait instantanément –, mais pour apprendre comment ils les avaient exprimées. Pour apprendre, en termes pratiques, comment se donner le ton d’un adulte. Quand il y eut réussi, il enseigna son art à Valentine et la força à écrire une démagogie de bas étage sous le nom de Démosthène tandis qu’il écrivait des essais politiques de haute volée sous le nom de Locke. Puis ils les soumirent aux réseaux informatiques et furent en l’espace de quelques années au cœur des plus grands problèmes de 1 actualité politique.
Ce qui exaspérait Valentine alors – et qui l’irritait encore un peu aujourd’hui puisque le problème n’avait jamais été résolu du vivant de Peter –, c’était que, consumé par son désir de puissance, il l’avait forcée à écrire le genre d’articles qui exprimaient son caractère à lui tandis qu’il s’arrangeait pour exprimer les sentiments pacifiques et élevés qui relevaient de sa nature à elle. En ce temps-là, elle avait senti le nom de Démosthène peser sur elle comme un horrible fardeau. Sous ce pseudonyme, elle n’écrivait que des mensonges, et même pas les siens – ceux de Peter. Un mensonge dans un mensonge.
Plus maintenant. C’est à trois mille ans derrière moi. J’ai réussi à me faire un nom. J’ai écrit des histoires et des biographies qui ont façonné la pensée de millions d’érudits sur les Cent-Mondes et ont contribué à forger l’identité de douzaines de nations. Voilà ce qu’il reste de toi, Peter. De ce que tu avais essayé de faire de moi.
Sauf qu’à présent, en regardant l’essai qu’elle venait d’écrire, elle se rendait compte qu’elle avait beau s’être libérée de la tutelle de Peter, elle restait encore son élève. Tout ce qu’elle savait en fait de rhétorique, de polémique – et, oui, de démagogie –, elle l’avait appris de lui ou à son instigation. Et maintenant elle s’adonnait précisément au genre de manipulation politique que Peter aimait tant, même si elle s’en servait pour une noble cause.
Peter avait fini par devenir Hégémon, souverain de toute l’humanité, et avait régné soixante ans, au début de la Grande Expansion ; ce fut lui qui réunit toutes les querelleuses communautés humaines dans l’immense effort qui déploya des vaisseaux interstellaires en direction de toutes les planètes jadis occupées par les doryphores, puis les envoya à la recherche de planètes plus habitables, tant et si bien qu’au moment de sa mort les Cent-Mondes étaient tous soit colonisés, soit en passe de le devenir. Evidemment, il fallut ensuite presque mille ans pour que le Congrès stellaire unisse une fois de plus la totalité de l’humanité sous un seul gouvernement, mais le premier Hégémon – le seul, le vrai – resta au cœur de l’histoire et des mémoires comme celui qui avait rendu possible l’unité humaine.
C’était d’un désert moral comme l’âme de Peter qu’étaient venues l’harmonie, l’unité et la paix. Tandis que l’héritage d’Ender, autant que l’humanité s’en souvienne, était le meurtre, le massacre, le xénocide.
Ender, le frère cadet de Valentine, l’homme qu’elle et sa famille allaient rencontrer au bout de ce voyage, c’était un tendre, le frère qu’elle aimait et qu’elle avait, dans les premières années, essayé de protéger. Des deux frères, c’était lui le bon. D’accord, il avait un petit côté impitoyable qui le mettait au niveau de Peter, mais il avait la décence d’être consterné par sa propre brutalité. Elle l’avait adoré avec autant de ferveur qu’elle avait détesté Peter, et lorsque Peter, déterminé à gouverner la planète, avait exilé son cadet loin de la Terre, Valentine était partie avec Ender dans une répudiation finale de l’hégémonie personnelle de Peter sur elle.
Et me revoici dans la politique, songea Valentine.
Du ton sec et précis qui annonçait à son terminal qu’elle lui donnait un ordre, elle dit : « Envoie. »
Le mot « émission » se matérialisa dans l’air au-dessus de son essai. D’ordinaire, du temps où elle rédigeait des ouvrages d’érudition, elle aurait été obligée de préciser une destination – de soumettre son essai à un éditeur par une voie détournée afin qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à Valentine Wiggin. Mais à présent, c’était un ami d’Ender, un agent subversif qui travaillait sous le nom de code de « Jane », qui se chargeait de tout à sa place et assurait l’opération délicate consistant à traduire un message ansible émanant d’un vaisseau voyageant à une vitesse quasi luminique en un message lisible par un ansible planétaire pour lequel le temps passait plus de cinq cents fois plus vite.