Etant donné que les communications avec les vaisseaux interstellaires dévoraient des quantités énormes de temps d’ansible côté planète, on n’y recourait habituellement que pour transmettre des informations et des instructions relatives à la navigation. Les seules personnes ayant autorité pour envoyer des textes relativement longs étaient de hauts responsables militaires ou gouvernementaux. Valentine n’arrivait pas à comprendre comment « Jane » s’arrangeait pour disposer d’autant de temps d’ansible pour ces transmissions de texte tout en empêchant quiconque de découvrir l’origine des documents subversifs. En outre, « Jane » utilisait encore plus de temps d’ansible quand elle lui retransmettait les articles qui répondaient à ses écrits et l’informait de la stratégie et des arguments utilisés par le gouvernement pour contrer sa propagande. Quelle que soit l’identité réelle de « Jane » — et Valentine soupçonnait que « Jane » désignait tout simplement une organisation clandestine qui avait infiltré les plus hauts échelons du gouvernement –, « elle » était extraordinairement efficace. Et extraordinairement intrépide. Cela dit, si « Jane » était disposée à s’exposer à de tels risques, Valentine se devait de produire pour elle – pour eux – un maximum d’écrits polémiques, aussi efficaces et aussi dangereux que possible.
Si les mots peuvent être des armes mortelles, je dois donc leur en fournir tout un arsenal.
Mais elle était toujours femme ; même les révolutionnaires ont le droit d’avoir une vie privée, non ? Des moments de joie, de plaisir – ou peut-être seulement de soulagement – dérobés çà et là. Elle se leva de son siège, ignorant la douleur provoquée par ce changement de position après une longue immobilité, et se contorsionna pour passer la porte de son minuscule bureau qui était, à l’origine, avant qu’ils aient réaménagé le vaisseau à leur guise, un authentique placard. Elle avait un peu honte d’être impatiente de se rendre dans la cabine où Jakt l’attendait. La plupart des grands propagandistes révolutionnaires de l’histoire auraient été capables d’endurer au moins trois semaines d’abstinence physique. Légende ou réalité ? Elle se demanda si quelqu’un avait étudié cette question bien particulière.
Elle était encore en train de s’imaginer comment un chercheur s’y prendrait pour rédiger une demande de bourse relative à pareil travail de recherche lorsqu’elle arriva devant le compartiment à quatre couchettes qu’ils partageaient avec Syfte et son mari, Lars, qui l’avait demandée en mariage quelques jours seulement avant le départ, dès qu’il avait compris que Syfte avait l’intention de quitter Trondheim pour de bon. Il n’était pas facile de partager une cabine avec un couple de jeunes mariés.
— Valentine avait toujours l’impression d’être de trop quand elle était dans la même pièce. Mais elle n’avait pas le choix. Ce vaisseau avait beau être un yacht de luxe, avec tout le confort qu’ils puissent souhaiter, il n’avait pas été construit pour contenir tant de corps humains, un point, c’est tout. C’était le seul vaisseau interstellaire passablement convenable disponible dans les parages de Trondheim, et il avait bien fallu s’en accommoder.
Leur fille Ro, vingt-deux ans, et leur fils Varsam, seize ans partageaient un autre compartiment avec Plikt, depuis toujours leur préceptrice et l’amie intime de la famille. Les deux autres compartiments étaient occupés par les membres du personnel et de l’équipage du yacht qui avaient choisi de faire ce voyage avec eux – il aurait été injuste de les licencier en bloc et de les abandonner sur Trondheim. La passerelle, la salle à manger, la cuisine, le salon et les compartiments-couchettes étaient tous remplis de gens qui faisaient de leur mieux pour ne pas céder au stress de la promiscuité.
Toutefois, la coursive se trouvait maintenant déserte, et Jakt avait scotché sur leur porte l’avertissement suivant :
DÉFENSE D’ENTRER SOUS PEINE DE MORT
C’était signé : « Le propriétaire ». Valentine ouvrit la porte. Jakt était penché contre la paroi si près de la porte qu’elle sursauta et manqua de s’étrangler.
— Ça me fait plaisir de savoir que tu cries de plaisir dès que tu me vois.
— C’est le choc, c’est tout.
— Entre donc, ma petite séditieuse adorée.
— Techniquement, tu sais, c’est moi qui suis la propriétaire de ce vaisseau.
— Ce qui est à toi est à moi. Je t’ai épousée pour ta fortune.
À présent, elle était à l’intérieur du compartiment. Il referma la porte et la verrouilla.
— C’est tout ce que je suis pour toi ? demanda-t-elle. Une propriété foncière ?
— Un petit lopin de terre où je peux labourer, semer et récolter quand vient la saison.
Il tendit la main vers elle, elle se laissa enlacer. Les mains de Jakt remontèrent en douceur le long de son dos et vinrent se placer sous ses épaules. Elle se sentait contenue dans son étreinte, jamais confinée.
— C’est la fin de l’automne, dit-elle. L’hiver approche.
— C’est peut-être le moment de passer la herse, dit Jakt. Ou alors, c’est peut-être déjà le moment d’allumer le feu et de chauffer un peu la cabane avant la première neige.
Il l’embrassa, comme au premier jour.
— Si tu me redemandais de t’épouser, je dirais oui, dit Valentine.
— Et si je te rencontrais pour la première fois aujourd’hui, je te le demanderais.
Ce n’était pas, et de loin, la première fois qu’ils répétaient ces formules. Et pourtant, ils souriaient encore en les entendant – parce qu’elles étaient encore vraies.
Les deux vaisseaux avaient presque terminé leur vaste ballet, traversant l’espace par bonds gigantesques et délicates virevoltes jusqu’à ce qu’ils puissent enfin se rencontrer et se toucher. Miro Ribeira avait observé toute l’opération du haut de la passerelle de son vaisseau, les épaules voûtées, la nuque bien calée dans l’appui-tête du siège, posture qui semblait aux autres toujours difficile à maintenir. Sur Lusitania, chaque fois que sa mère le surprenait à s’asseoir ainsi, elle venait le sermonner et insistait pour lui apporter un oreiller afin qu’il puisse, disait-elle, être à son aise. Comme s’il ne lui était jamais venu à l’idée que ce n’était que dans cette position, apparemment inconfortable, que la tête de Miro pouvait rester droite sans effort conscient de sa part.
Il supportait ses jérémiades parce qu’il ne valait pas la peine de discuter avec elle. Sa mère bougeait et pensait toujours si vite qu’il lui était presque impossible de ralentir suffisamment pour lui prêter attention. Depuis la lésion cérébrale qu’il avait subie en traversant le champ disrupteur qui séparait la colonie humaine de la forêt des piggies, son débit était intolérablement lent, son expression était pénible et ses paroles difficiles à comprendre. Quim, le frère religieux de Miro, lui avait dit qu’il devait rendre grâce à Dieu de pouvoir parler tout court – les premières semaines, il avait été incapable de communiquer autrement qu’en mode alphabétique, déchiffrant les messages lettre par lettre. À certains égards, cependant, déchiffrer avait été un progrès. Au moins, Miro avait pu alors garder le silence ; il n’avait pas été obligé d’entendre le son sirupeux de sa propre voix, avec sa maladresse, sa douloureuse lenteur. Qui, parmi les membres de sa famille, avait la patience de l’écouter ? Même ceux qui essayaient –, sa sœur cadette, Andrew Wiggin, Porte-Parole des Morts, son ami et beau-père, et Quim, bien sûr – ne pouvaient lui dissimuler leur impatience. Ils avaient tendance à finir ses phrases à sa place. Ils étaient toujours pressés. Si bien qu’alors même qu’ils exprimaient leur désir de s’entretenir avec lui, même s’ils s’asseyaient et l’écoutaient parler, lui ne pouvait toujours pas leur parler librement. Il ne pouvait pas exprimer des idées ; il ne pouvait pas faire de phrases longues et compliquées parce que, lorsqu’il en atteindrait le bout, ses auditeurs auraient déjà perdu le fil de son discours.