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Le cerveau humain, avait conclu Miro, ne peut recevoir des données qu’à une certaine vitesse, tout comme un ordinateur. Si vous allez trop lentement, l’auditeur se laisse distraire et le message est perdu.

Il n’y avait pas que les auditeurs, d’ailleurs. Miro était obligé de reconnaître qu’il était tout aussi impatient avec lui-même. Quand il songeait à l’effort exigé par l’explication d’une idée complexe, quand il envisageait d’essayer de former les mots avec des lèvres, une bouche et des mâchoires qui refusaient de lui obéir, ou quand il songeait à tout le temps que cela allait lui prendre, il était habituellement trop épuisé pour parler. Son esprit courait dans tous les sens, aussi vif que jamais, et pensait tant de pensées différentes qu’il y avait des moments où Miro aurait voulu que son cerveau se déconnecte, se taise une bonne fois et le laisse tranquille. Mais ses pensées restaient siennes, incommunicables.

Sauf à Jane. Il pouvait parler à Jane. Elle était d’abord venue à lui sur son terminal domestique. Son visage s’était matérialisé sur l’écran.

— Je suis une amie du Porte-Parole des Morts, lui avait-elle dit. Je crois que nous pouvons rendre cet ordinateur un peu plus coopératif.

Depuis lors, Miro avait découvert que Jane était la seule personne à qui il puisse parler facilement. Pour commencer, elle avait une patience infinie. Elle ne finissait jamais ses phrases à sa place. Elle, au moins, pouvait attendre qu’il finisse lui-même, si bien qu’il ne se sentait jamais brusqué et qu’il n’avait jamais l’impression de l’ennuyer.

Plus important encore, peut-être : avec elle, il n’était pas obligé de former ses mots aussi complètement que pour les auditeurs humains. Andrew lui avait donné un terminal personnel – un auricom enchâssé dans un bijou comme celui qu’Andrew lui-même portait à l’oreille. À partir de cette implantation stratégique, les capteurs du joyau permettaient à Jane de détecter tous les sons qu’il produisait et le moindre mouvement des muscles de sa tête. Il n’était pas obligé de terminer chaque son – il n’avait qu’à l’amorcer et elle comprenait. Il pouvait se permettre de paresser. Il pouvait parler plus vite et se faire comprendre.

Et il pouvait aussi parler en silence. Il pouvait subvocaliser sans être obligé d’employer cette voix rauque et pénible, cet aboiement qui était tout ce que son gosier pouvait produire à présent. Quand il s’entretenait avec Jane, il pouvait donc parler rapidement, naturellement, sans jamais penser à son infirmité. Avec Jane, il pouvait être lui-même.

Il était assis sur la passerelle du cargo qui avait amené le Porte-Parole des Morts sur Lusitania quelques mois auparavant. Il redoutait le rendez-vous avec le vaisseau de Valentine. S’il avait pu aller ailleurs, il l’aurait fait – il n’avait aucunement envie de rencontrer la sœur d’Andrew ni personne d’autre. Il n’aurait pas demandé mieux que de pouvoir rester éternellement dans le vaisseau, à parler avec Jane.

Mais c’était impossible. Il ne serait jamais plus satisfait.

Au moins, cette Valentine et sa famille constitueraient une nouveauté. Il connaissait tout le monde sur Lusitania, ou du moins tous les gens qu’il estimait – toute la communauté scientifique, les gens instruits, les penseurs. Il les connaissait tous, si bien qu’il ne pouvait s’empêcher de voir leur pitié, leur chagrin, leur frustration devant l’être qu’il était devenu. Quand ils le regardaient, ils ne voyaient que la différence entre ce qu’il était avant et ce qu’il était maintenant. Ils ne voyaient qu’un manque.

Il y avait une chance pour que ces nouveaux arrivants – Valentine et sa famille – puissent le regarder d’un autre œil et voir autre chose en lui.

Mais c’était tout de même peu vraisemblable. Des inconnus lui trouveraient encore moins de qualités que ceux qui l’avaient connu avant son infirmité. Sa mère, Andrew, Ela, Ouanda et les autres savaient au moins qu’il avait un esprit, savaient qu’il était capable de comprendre des idées. Mais que vont penser les nouveaux arrivants quand ils me verront ? Ils verront un corps recroquevillé, déjà en train de s’atrophier, ils me verront avancer en traînant la jambe ; ils me verront m’emparer d’une cuiller comme un enfant de trois ans ou un animal ; ils entendront ma voix pâteuse, mes phrases à peine compréhensibles, et seront convaincus qu’une personne comme moi ne peut comprendre quoi que ce soit de difficile ou de complexe.

Pourquoi suis-je venu ?

Je ne suis pas venu. Je suis parti. Je ne suis pas venu ici pour rencontrer ces gens. Je m’en allais. Je m’échappais. Mais voilà, je me suis trompé. J’ai cru m’embarquer pour un voyage de trente ans, ce qui est l’impression qu’ils vont avoir. Pour moi, ça n’aura fait qu’une semaine et demie. Un rien de temps. Et ma période de solitude est déjà terminée. Ma période de solitude avec Jane, qui m’écoute comme si j’étais toujours un être humain, est arrivée à son terme.

Presque. Il faillit prononcer les mots qui auraient fait avorter le rendez-vous. Il aurait pu dérober le vaisseau interstellaire d’Andrew et partir pour un voyage sans fin, sans jamais avoir à affronter un autre être humain. Mais pareil nihilisme ne cadrait pas avec sa personnalité – pas encore. Il se dit qu’il n’était pas encore désespéré. Il pourrait peut-être faire quelque chose qui justifie son insistance à vivre dans ce corps, et commencer par exemple par rencontrer la sœur d’Andrew.

Les vaisseaux étaient en train de se rejoindre. Les cordons ombilicaux se déployèrent et se cherchèrent à tâtons jusqu’à ce qu’ils se rencontrent. Miro observa la scène sur les moniteurs et entendit les ordinateurs signaler tous les arrimages réussis. Les deux vaisseaux se réunissaient le plus complètement possible afin de pouvoir faire le reste du parcours jusqu’à Lusitania en un tandem parfait. Toutes les ressources seraient mises en commun. Comme le vaisseau de Miro était un cargo, il ne pouvait prendre à son bord plus d’une poignée de passagers, mais il pouvait tout de même prendre une partie des systèmes de survie de l’autre vaisseau ; ensemble, les ordinateurs des deux vaisseaux cherchaient l’équilibre parfait.

Une fois la charge évaluée, ils calculèrent l’accélération exacte qui devrait être impartie à chaque vaisseau pour qu’il retrouve une vitesse quasi luminique exactement en même temps que l’autre. C’était une négociation extrêmement délicate et complexe entre les deux ordinateurs, qui devaient savoir presque à la perfection ce que leurs vaisseaux transportaient et quelles en étaient les performances exactes. Cette tâche fut terminée avant que le tube connecteur installé entre les coques soit totalement assujetti.

Miro entendit des pas dans la coursive du côté du tube. Il fit pivoter son siège – lentement, parce qu’il faisait tout lentement – et la vit s’approcher de lui. Elle courbait le dos, mais pas trop, parce qu’elle n’était pas grande pour commencer. Ses cheveux étaient blancs, avec quelques mèches d’un brun sombre. Lorsqu’elle se releva, il la regarda en face et la jaugea. Elle était vieille sans être décrépite. Si cette rencontre l’angoissait, elle ne le montrait pas. Mais, d’après ce que Jane et Andrew lui avaient dit sur elle, elle avait rencontré dans sa vie des tas de gens beaucoup plus repoussants qu’un infirme de vingt-quatre ans.