— Erreur, dit Miro. Ils apprennent.
— Oui, je sais. Mieux que ça ; ils choisissent. Ce qu’il faut apprendre, ce qu’il faut faire. Vous leur avez apporté la liberté. J’approuve de tout cœur ce que vous avez décidé de faire. Mais j’ai pour tâche de parler de vous aux gens de l’extérieur, dispersés sur les Cent-Mondes et dans les colonies, et ils ne vont pas obligatoirement voir les choses comme vous, eux. Je veux donc apprendre de votre bouche pourquoi et comment vous avez enfreint la loi et êtes intervenu dans l’existence des piggies, et pourquoi le gouvernement et la population de Lusitania se sont rebellés contre le Congrès au lieu de lui remettre votre personne afin que vous soyez jugé et puni pour les crimes que vous aviez commis.
— Andrew vous a déjà raconté toute l’histoire.
— Et j’en ai déjà parlé dans mes écrits, mais pas en détail. À présent, je veux des impressions personnelles. Je veux pouvoir permettre à d’autres gens de connaître en tant que personnes ceux qu’on surnomme piggies. Et vous aussi. Il faut qu’ils puissent vous connaître intimement. L’idéal serait que je puisse les amener à vous trouver sympathique. Alors l’expédition lusitanienne aura l’air de ce qu’elle est – d’une réaction monstrueusement exagérée contre une menace inventée de toutes pièces.
— La flotte est xénocide.
— C’est ce que j’ai dit dans ma propagande, dit Valentine.
Il trouvait son assurance intolérable. Il ne pouvait supporter la foi inébranlable qu’elle avait en elle-même. Il lui fallait donc la contredire, et le seul moyen d’y parvenir était de lui jeter à la figure des idées qu’il n’avait pas encore explorées à fond. Des idées qui n’étaient encore que des doutes à demi matérialisés au fond de son cerveau.
— La flotte défend notre survie.
Il obtint l’effet désiré – interrompit son discours et leva même les sourcils vers lui d’un air interrogateur. L’ennui, c’est qu’il lui fallait à présent expliquer le sens de ces paroles.
— La descolada, dit-il, est la forme de vie la plus dangereuse de tout l’univers.
— La réponse est une mise en quarantaine de la planète, et non l’envoi d’une flotte dotée du Dispositif DM qui lui confère la capacité de transformer Lusitania et toute sa population en poussière interstellaire microscopique.
— Vous en êtes bien sûre ?
— Je suis sûre d’une chose : le Congrès stellaire a tort ne serait-ce que d’envisager l’anéantissement d’une autre espèce intelligente.
— Les piggies ne peuvent vivre sans la descolada, dit Miro. Et si jamais la descolada se répand sur une autre planète, elle y détruira toute vie. Absolument.
La perplexité de Valentine faisait plaisir à voir.
— Mais je croyais que le virus avait été neutralisé ? C’est vos grands-parents qui avaient trouvé un moyen d’enrayer sa progression, de le mettre en sommeil chez les humains.
— La descolada s’adapte, dit Miro. Jane m’a dit qu’elle s’est déjà transformée une ou deux fois. Ma mère et ma sœur Ela travaillent là-dessus – essayer d’anticiper les changements de la descolada. Parfois, on dirait même que la descolada évolue délibérément. Intelligemment. Elle trouve des stratégies pour contourner les barrières chimiques que nous installons pour la contenir et l’empêcher de tuer les humains. Elle s’insinue dans les cultures importées de la Terre dont les humains ont besoin pour survivre sur Lusitania. Ils sont obligés de les traiter, maintenant. Et si la descolada trouvait moyen de déjouer toutes nos protections ?
Valentine ne disait mot. Pas facile de répondre à présent. Elle n’avait jamais abordé carrément la question. Ni elle ni personne, à part Miro.
— Je ne l’ai même pas dit à Jane, dit Miro. Mais si la flotte avait raison ? Si le seul moyen de sauver l’humanité de la descolada était de détruire Lusitania sans plus attendre ?
— Non, dit Valentine. Cela n’a rien à voir avec le but dans lequel les membres du Congrès stellaire ont déclenché cette expédition. Leurs décisions relèvent exclusivement de la politique interplanétaire, histoire de montrer aux colonies qui commande, avec une bureaucratie qu’ils ne contrôlent plus et un appareil militaire qui…
— Ecoutez-moi donc ! dit Miro. Vous avez dit que vous vouliez entendre mes histoires, alors écoutez celle-ci : peu importent leurs motifs. Ce n’est qu’un tas de fauves sanguinaires, mais là n’est pas la question. La question est de savoir s’ils doivent ou non faire sauter Lusitania.
— Quel genre de personne êtes-vous ? demanda Valentine, d’un ton où perçaient l’effroi et le dégoût.
— C’est vous la moraliste, c’est vous la philosophe, rétorqua Miro. Sommes-nous censés aimer les pequeninos au point de permettre au virus qu’ils portent de détruire toute l’humanité ?
— Bien sûr que non. Nous devons trouver un moyen de neutraliser la descolada, un point, c’est tout.
— Et si nous n’y arrivons pas ?
— Alors, nous mettrons Lusitania en quarantaine. Même si tous les humains de la planète meurent – y compris votre famille et la mienne –, nous laisserons encore vivre les pequeninos.
— Vraiment ? demanda Miro. Et la reine ?
— Ender m’a dit qu’elle était en train de se réimplanter, mais…
— Elle contient en son propre corps une société industrialisée complète. Elle va construire des vaisseaux interstellaires et quitter la planète.
— Elle n’emporterait sûrement pas la descolada avec elle !
— Elle n’a pas le choix. La descolada est déjà en elle. Elle est en moi !
Là, il avait fait mouche. Il vit la peur dans son regard.
— Elle va être en vous aussi. Même si vous retournez à votre vaisseau au pas de course et rompez tout contact avec moi pour vous protéger de la contagion, une fois que vous aurez mis le pied sur Lusitania, la descolada vous contaminera, vous, votre mari et vos enfants. Ils seront obligés d’ingérer les antidotes chimiques avec leur nourriture et leur boisson tous les jours, toute leur vie. Et ils ne pourront jamais plus quitter Lusitania, sinon c’est la mort et la destruction qu’ils emporteront avec eux.
— Je suppose que nous n’avions pas écarté cette éventualité, dit Valentine.
— Quand vous avez quitté Trondheim, ce n’était qu’une éventualité. Nous estimions que la descolada serait bientôt jugulée. À présent, on n’est pas sûr qu’elle puisse jamais être neutralisée. Ce qui veut dire que vous ne pourrez plus jamais quitter Lusitania une fois que vous y serez.
— J’espère que le climat nous plaira.
Miro étudia son visage et la manière dont elle assimilait les informations qu’il venait de lui donner. La peur initiale avait disparu. Valentine était à nouveau elle-même – elle réfléchissait.
— Voici ce que je pense, dit Miro. Je pense que le Congrès a beau être ignoble, ses intentions ont beau être perverses, cette flotte pourrait représenter le salut pour l’humanité.
Valentine médita longtemps sa réponse, cherchant ses mots. Miro était heureux de le constater. Elle n’était pas du genre à riposter sans réfléchir. Elle était capable d’apprendre.
— À mon avis, dit-elle, si les événements suivent un certain cours – et pas un autre –, il viendra peut-être un moment où… Mais c’est très improbable. Et d’abord, il est tout à fait improbable que, sachant cela, la reine construise des vaisseaux spatiaux interstellaires qui dissémineraient la descolada au départ de Lusitania.
— Qu’est-ce que vous savez au juste de la reine ? Vous la comprenez, peut-être ?
— Même dans l’hypothèse où elle ferait pareille chose, dit Valentine, votre mère et votre sœur sont en train de travailler là-dessus, n’est-ce pas ? Quand nous serons arrivés à Lusitania – quand la flotte elle-même arrivera à Lusitania –, il se pourrait qu’elles aient déjà trouvé un moyen de neutraliser la descolada une fois pour toutes.