— Pour vous acheter du somnifère, lui dis-je.
— Où qu’on va ? s’inquiète Alexandre-Benoît Bérurier.
— Ben, au commissariat, mon pote ! Il faut qu’on discute avec cette gamine toute affaire cessante, non ?
— Œuf corse ! convient mon ami.
Il demande :
— C’était bien, à l’horizontale, ta négresse ?
Au commissariat, on tombe sur un gros type, avec un gros nez, un gros crâne déplumé sur lequel on a collé quelques cheveux à l’aide d’un quelconque dérivé de la gomme arabique, et un vieux costar plus fané qu’une corbeille de mariage au retour du voyage de noces.
Cet homme de bien, dont le visage en forme de sabot respire l’intelligence (lorsque d’aventure elle passe à sa portée) ignore mon nom, ce que je lui pardonne, mais respecte mon grade, ce dont je lui sais gré, et s’empresse de m’annoncer au commissaire Buis (Tony pour les dames). Ce Buis Tony, je le connais : c’est une bonne pâte ; un homme disert, élégant et bien de sa personne. Il collectionne les papillons, joue du piano (pour se reposer du violon) et porte le smoking à la perfection.
— Cher et illustre collègue ! s’exclame-t-il en me sautant sur le poiluchard, quel bon vent ?
On procède à une phalanges-party, je présente Bérurier et j’accepte simultanément le fauteuil et le verre de porto qu’il nous propose.
Il est déjà tout bronzé, Buis. Y a pas, les confrères de la Côte sont drôlement avantagés par rapport à ceux du bassin houiller par exemple…
— Dites, Tony, fais-je en biglant alentour, vous auriez pas une petite négresse dans vos locaux ?
Il sourcille en rallumant sa pipe.
— Vous confondez ma taule avec celle de Mme Irma, San-A. ! plaisante-t-il.
Je me dresse illico.
— C’est bien vous qui enquêtez sur la mort de Patricia Sam-Hart ?
— En effet, mais je…
— Vous n’avez pas convoqué sa femme de chambre, une dénommée Katy Ferguson ?
— C’est une Noire ? Je l’ignorais…
Il ouvre un dossier vert posé devant lui.
— Mon inspecteur qui était de permanence cette nuit a enregistré en effet sa déposition… Vous vous intéressez à l’affaire ? Banal suicide apparemment, à moins que…
— Un instant, l’interromps-je, tandis que Bérurier siffle sournoisement mon godet de porto après avoir anéanti le sien, un instant ; voulez-vous dire que vous n’avez pas convoqué cette fille ce matin ?
— Absolument pas !
— Alors ce sera un de vos inspecteurs qui…
— Non plus. On m’a prévenu très tôt de cette affaire. Étant donné la qualité de la victime, je l’ai prise en main. J’allais justement me rendre au Cinoche pour continuer l’enquête…
— Tony ! m’exclamé-je, si vous êtes rigoureusement certain qu’aucun flic n’a convoqué cette gosse, c’est qu’il se passe des trucs…
Il me détranche avec l’air d’en avoir deux.
— Vous n’avez pas répondu à ma question, vieux : vous êtes sur ce coup-là ? Comprenez-moi, je ne voudrais pas me fourrer dans vos pattes.
— Oui, dis-je, en réprimant un coup de tristesse, je suis sur ce coup-là jusqu’à la glotte, Tony. Grouillez-vous de conclure au suicide, définitivement, et, puisque vous êtes collectionneur de papillons, mettez-vous vite en chasse de l’Ornithoptera priamus-poseidon…
— Celui de la Nouvelle-Guinée ? me demande-t-il. Moi, je veux bien, si vous m’offrez le voyage.
Il sourit aimablement.
— Ça n’a pas l’air de bien carburer, ce matin ?
— En effet, dans toute carrière il y a des zones noires. Je suis en train d’en traverser une…
— À cause de la négresse ?
— À cause de tout. Excusez-moi, mais le temps presse.
— Si je peux vous être utile, si vous avez besoin de renforts, n’hésitez pas ; San-A. Notre honorable maison est à votre service vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Nous arrivons à la porte du bureau de passage à tabac.
— C’est pas un suicide, eh ? chuchote mon confrère.
Je secoue la tête.
— Non.
— Vous en êtes sûr ?
J’exhale un soupir qui fait chanceler les barlus du port.
— J’en suis absolument certain, mon cher Tony.
La jolie standardiste est blonde, bronzée, vêtue d’un tailleur de lin grège (j’aime bien les souris en tailleur) et son rouge à lèvres me paraît extrêmement comestible.
— Oui, fait-elle, c’était au début de mon service… Une voix d’homme, très autoritaire.
— Qui vous a dit… ?
— Police ! Passez-moi Katy Ferguson, la femme de chambre de Patricia Sam-Hart.
— C’est tout ?
— Absolument tout ! Je l’ai branché sur la chambre de miss Ferguson…
Je virgule à la blonde enfant un sourire sincère.
— Vous n’êtes pas curieuse, mon petit, et je le déplore, murmuré-je en baissant le ton et en me baissant sur elle pour mieux voir ce qu’on devine à l’intérieur de son corsage de soie verte.
— Pourquoi ? demande-t-elle en rosissant, ce qui ajoute à sa séduction naturelle.
— Parce que, au mot police, toutes les standardistes du monde auraient écouté la conversation, c’est un réflexe naturel.
— Vous croyez ?
— Parole de flic ! Si vous aviez eu cette présence d’esprit, vous me sortiriez une belle épine du pied, mon petit chou.
Elle est marrante avec son cornet pendu au cou, son casque dont elle ne conserve qu’un seul écouteur. Un voyant lumineux s’allume. Elle répond, en anglais, branche une fiche…
— D’autant plus, continué-je, lorsqu’elle a terminé sa manœuvre, que, de bon matin, vous n’étiez pas débordée…
Elle répond à un second appel.
— Dites, Madeleine, l’attaqué-je, ça ne vous gêne pas pour respirer, ce machin qui vous écrase la poitrine ?
— C’est très léger, dit-elle, et je ne m’appelle pas Madeleine.
— Excusez, j’ai l’impression que toutes les filles blondes se prénomment Madeleine, vous ne trouvez pas que c’est un prénom de blonde ?
— Pas spécialement, en tout cas je me nomme Béatrice.
— Wonderfull ! C’est la première fois que je vois un prénom de brune bien porté par une blonde…
Je recommence à lui tripoter le cornet.
— J’aimerais, pour le jour de l’an, vous offrir un autre médaillon, avec nos deux photographies dedans, qui se feraient face à face.
Elle me sourit.
— C’est tout ce qu’il y a pour votre service ? demande-t-elle, manière de me congédier.
— Non, plus qu’une chose, Béa, je voudrais savoir ce qu’ils se sont dit au téléphone, le soi-disant flic et la petite Katy.
Mon regard s’est coagulé. Il l’impressionne. Elle m’escamote pudiquement ses yeux bleus bordés d’innocence et de pureté.
— Béatrice, exhorté-je, dans votre profession, la curiosité est une vertu, n’ayez donc aucune fausse honte à me relater la conversation de ce matin, il y va peut-être de la vie d’une femme !
— Oh, murmure-t-elle, ç’a été très bref : le policier lui a dit qu’elle devait aller signer sa déposition d’urgence et qu’il lui envoyait une voiture…
Elle s’empresse d’ajouter :
— C’est tout ce que j’ai entendu, car il y a eu des appels à ce moment-là.
Je dépose un léger baiser sur son oreille privée d’écouteur.
— Douze milliards de mercis, mon petit ange.
Béru roupille dans un fauteuil et ses ronflements, sa bouche ouverte sur les plus splendides amygdales du Bassin parisien font l’admiration des festivaliers présents.