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Katy est étrangement entre deux eaux. Elle se tient sur le côté, en chien de fusil et semble dormir. Le Gros la coiffe de l’épuisette et la hale lentement vers le petit bain en lui gardant la tête hors de la flotte. C’est curieux, mais ça n’arrive pas à être sinistre. Peut-être parce qu’elle est en maillot de bain. Elle porte un deux-pièces couleur or, qui révèle ses délicats volumes.

Je me penche, je lui chope un bras tandis que Sa Rondeur cramponne l’autre et nous la hissons sur la pelouse. Ses cheveux crépus qui moussaient dans l’eau lui composent tout à coup un vilain casque noir.

— Elle est scrafée, hein ? demande le Gravos.

Je palpe Katy sans conviction. Elle est glacée et à la couleur gris verdâtre de son visage on pige que la mort a fait son œuvre, ainsi qu’il est souvent dit dans les journaux.

— De bas en haut, soupiré-je…

On examine le cadavre : pas la moindre trace de blessure. On pourrait franchement conclure, n’étaient données les circonstances, à une mort accidentelle. Hydrocution. Elle a bu la tasse et a coulé… Seulement je trouve un peu fort de caoua qu’on réveille une souris en prétendant qu’on est de la police, qu’on l’envoie quérir en voiture et qu’on la retrouve noyée quelques heures plus tard. Pas vous ? Mous de la tronche comme vous l’êtes, vous seriez prêts à mordre au truc, je parie, hein ? À ratifier la thèse de l’accident…

Poilant, tout de même, que les occupants de la villa Rio Negro aient mis les adjas en laissant ce cadavre en maillot dans leur piscine. Si on mettait en parallèle la liste des choses que je pige pas et celle des choses que je pige, ça ressemblerait aux revenus de M. Rothschild comparés à ceux d’un retraité de la S.N.C.F. Pour un Rio Negro, il est vraiment négro, tonnerre de Zeus ! C’est le moment de brancher la dynamo de secours, les gars. Sinon ça va devenir opaque dans moins que pas longtemps…

— À ton avis…, démarre l’Enflure…

— J’ai pas d’avis, l’interromps-je, assez brutalement, je dois en convenir.

Je ressors de la propriété. Le chauffeur du taxi fait du gringue à la soubrette qui m’a annoncé le départ des occupants.

Il la baratine en grand et lui jure des choses gentilles, comme quoi ni sa bosse ni son pied-bot, pas plus que son bec-de-lièvre ou son nez camard ne sont des obstacles à l’amour.

— Vous êtes un monsieur de l’agence ? me demande-t-elle.

— Non, pourquoi ?

— Ou c’est que vous visitez pour louer ? continue la ravissante pin-up en ignorant systématiquement ma question.

— Cette maison est en location ?

— Moui, bien sûr.

— Les gens qui viennent de partir sont les propriétaires ou des locataires ?

— Des locataires. Ils avaient loué pour la durée du Festival.

— Comment s’appellent-ils, mon enfant jolie ?

Elle arrondit ses lèvres et émet avec sa bouche un bruit que les chiens, les chevaux et Bérurier produisent avec un autre orifice.

— J’en sais rien, mon pauvre homme ! me dit miss Carabobosse. Si vous croyez qu’on a le temps de faire connaissance…

— Quel est le nom de l’agence de location ?

— Éden Côte d’Azur, à Antibes.

— Ces gens, ils étaient nombreux ?

— Un ménage avec deux domestiques…

— Qu’avaient-ils comme voiture ?

— Une Cadillac noire…

— Pas de DS ?

— Non, pourquoi ?

— Ce matin, vous n’avez pas aperçu, arrivant ici, une jeune fille noire dans une DS ?

— Non. Mais j’étais aux commissions, mon pauvre homme…

Pourquoi s’obstine-t-elle à me donner du pauvre homme comme si j’étais en larmes et en deuil ? Mon désarroi transparaît-il à ce point ?

— Merci, mignonnette, dis-je en réintégrant le taxi.

— Vous ne seriez pas de la police, peut-être ? lance la servante biscornue.

— Pourquoi ?

— Vous posez des tas de questions, en général y a que les flics…

Je ne réponds pas, car l’auto manœuvre pour repartir. Le Gros essuie ses mains mouillées sur les banquettes de drap.

— Mince de corvée, lamente-t-il, j’espère qu’on va briffer une petite bouillabaisse pour se régénérer le mental ?

« Éden Côte d’Azur », y a des panneaux dans tous les coins pour vanter les mérites de cette maison de confiance. D’après les pancartes, des vacances à Cap-d’Antibes ne sont pas envisageables sans la participation de cette agence ; cinquante berges d’existence !

On n’a pas le droit de louer une crèche sans eux ! Ce serait déraisonnable, honteux et tout ! À Éden Côte d’Azur ils ont en portefeuille les plus belles occases du pays. Les maisons à grand standinge, les piscines, les ports privés, les pins parasols, les parasols peints, et Jean Passe !

Cette agence, à force de publicité, on l’imagine plus vaste que la Samaritaine. On s’attend à un buildinge de trente étages, avec drugstore incorporé, cinoche au sous-sol, nuée d’hôtesses en uniforme, ascenseur musical, salons d’attente climatisés… Et puis, quand on arrive au siège sociable, on trouve une petite guitoune blottie entre une boucherie chevaline et un bureau de tabac. C’est une mémé qui tient ça à elle toute seule. Genre grande bourgeoise réduite à gagner son bread.

Elle a une R4 pour faire visiter les crèches et elle tape elle-même son courrier sur une vieille Royal que les musées de la mécanographie s’arracheront dans quelques années.

Je me présente à elle avec civilité et lui demande le nom du monsieur à qui elle a loué la villa Rio Negro.

— Oh ! à des gens très bien, auxquels je procure une propriété toutes les années pour le festival, m’assure la gente agente ; des Suisses, M. et Mme Chemugle, ils ont une chaîne de cinémas en Suisse romande…

— Pouvez-vous me donner leur adresse ?

— La Vigilance, à Saint-Biaise, dans le canton de Neuchâtel.

J’inscris à la volée les renseignements de mémère.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demande-t-elle.

— Rien de grave, la rassuré-je ; ils sont repartis ce matin ?

— Oui, ils m’ont rapporté les clés de la villa…

— Il y a longtemps ?

— Oh, de bonne heure, car ils voulaient être de retour chez eux en Suisse cet après-midi.

— Quelle heure était-il donc ? insiste l’indiscret San-A.

— Sept heures et demie environ, me renseigne la déesse de l’Éden Côte d’Azur.

Un gros chat castré ronronne sur un coussin, près d’une assiettée de mou. On se défrime, l’eunuque et moi. Dans ses yeux béats, je lis une solide réprobation. « Pauvre cloche, semble-t-il me dire, tu fais de l’esbroufe, mais t’es con comme un balai. »

À sept heures et demie. Donc, miss Katy est venue à la villa après le départ des locataires. À moins qu’il ne se soit agi d’un faux départ, comprenez-vous ? Qu’est-ce que vous bégayez ? Vous ne comprenez pas ? Je vous fais un dessin ? Supposez que le M. Chemugle en question soit en cheville avec l’Hyène et qu’il ait reçu l’ordre d’évacuer la négresse au pays des ectoplasmes. Il fait ses malles, va rendre les clés à l’agence et prend la route… Mais il revient avec Katy à bord d’une autre tire et avec un second trousseau de clés. Il pénètre au Rio Negro, non pas par le grand portail, mais par la discrète porte des fournisseurs située à l’autre bout de la propriété. Il invite mon petit radis noir à prendre un bain, le noie, repart… Tiens ! Au fait, où sont les vêtements de la morte ?

Le greffier me regarde toujours, en battant faiblement des paupières.