— Pardonnez-moi de vous avoir dérangée, chère madame.
Je m’incline en m’arrangeant pour marcher sur la queue de cet horrible matou. Il fait un bruit pareil à celui que produit un fer incandescent plongé dans l’eau froide.
— Mon pauvre chérubin ! lamente la dame.
— C’est pas tragique, lui affirme le Mastar. Et il vaut mieux que ça soit lui que moi !
— Et pourquoi que tu veux retourner dans cette foutue cambuse ? rouscaille le Gros dont le bide lance des appels au secours.
— Parce que je ne me rappelle pas y avoir vu les vêtements de la morte, Béru, et que je voudrais tirer ça au clair.
— Où qu’est l’intérêt ? bougonne mon ami. Qu’elle se fusse déloquée là où ailleurs, ce qui importe, c’est qu’on l’aye gommée…
— C’est la faim qui t’abrutit à ce point, eh, Comateux !
— À cause ?
— Réfléchis, bonhomme, si on a pris la peine de la faire mettre en maillot de bain, c’est parce qu’on espérait faire croire à une mort accidentelle. Auquel cas ses fringues devraient se trouver à proximité pour étayer la thèse.
— Car tu trouves normal, toi, qu’on retrouve le cadavre de la femme de chambre de Patricia dans la piscine d’une villa dont les locataires sont repartis ? Sérieusement, tu supposes que ça pouvait endormir la police, ce si-mulâtre[3] ?
Effectivement ça n’a rien de très convaincant.
L’illogisme de tout ça me tourbillonne sous la coiffe comme des feuilles mortes chahutées par le vent.
— J’ai aperçu une petite guitoune près de la piscine, déclare le Songeur, c’est peut-être là-dedans qu’elle a carré ses nippes ?
Aussitôt arrivés, je cavale vers la petite construction dont parle mon ami. Elle recèle une cabine et une douche, mais, dans aucun des deux compartiments je n’aperçois le moindre effet féminin.
D’autre part, je suis certain de n’avoir rien aperçu dans la maison, lors de ma rapide exploration.
— Que te disais-je ? fais-je au Mastar qui s’approche de moi.
Mais je la boucle, surpris par sa pâleur et ses grands yeux chavirés qui font toujours penser à deux huîtres sur une tranche de jambon.
— Mec ! bredouille Sa Majesté. Ah, mec ! Quelle histoire !
Il semble exténué par une émotion intense.
— Quoi, encore ? croassé-je, prêt à tout, y compris au pire.
— La négresse a disparu, balbutie le cher homme en montrant le point de gazon où, naguère, gisait le cadavre repêché de Katy.
Je bondis près de la touffe de palmiers nains. À cet endroit l’herbe est encore humide, mais effectivement le corps ne s’y trouve plus. Volatilisé ! Escamoté ! Sortilège ! Point d’interrogation obstiné ! Essence de mystère !
— Je viens de mater dans le jardin : plus de noyée, mon cher commissaire, déclare Béru. Veux-tu que je te cause du selon moi ? On a cru qu’elle était morte, mais elle ne l’était pas. Elle s’est ranimée toute seule, et elle est partie.
— À bord d’un taxi-corbillard, lugubré-je, et elle s’est fait conduire au cimetière le plus proche après avoir réservé un caveau grand standinge, avec vue sur la mer ! Tu sais parfaitement qu’elle était cannée à bloc !
— Je cherche une explication rationnée, mon pote !
Je ne l’écoute plus. En moins de temps qu’il n’en faut à une jeune fille pour gober une pilule anticonceptionnelle avant d’aller à une surprise-party, je carillonne à la villa voisine.
La bigleuse-boscaude-torve-moustachue s’approche du portail, la bouche pleine. Elle mastique difficilement, because les amortisseurs de son râtelier qui manquent de souplesse. Rien n’est plus duraille que de becqueter une saucisse aux lentilles avec un matériel aussi défectueux. Surtout qu’elle a perdu deux incisives dans un accident de nougat, la malheureuse, et que ça ne pardonne pas quand on bouffe des céréales.
— Encore vous ? reproche-t-elle en me postillonnant trois lentilles en échange desquelles je ne céderais pas mon droit d’aînesse si je possédais une sœur ou un frère cadet.
— Dites, petite merveille, depuis notre départ, quelqu’un est venu à la villa Rio Negro ?
— En effet, j’ai aperçu, depuis le fenestron de ma cuisine…
— Vous avez aperçu quoi, ma tendresse ?
— Une camionnette de livraison.
— Conduite par ?
— Un livreur.
— De quelle maison ?
— Je sais pas. Le type avait la clé du portail ; il n’a fait qu’entrer et sortir. Oh, il est arrivé, vous n’aviez pas dû tourner encore le coin de la rue.
— Vous lui avez parlé ?
— Sûrement pas ; vous vous figurez que je cause à tout le monde ?
— L’auto, c’était quoi ?
— Est-ce que je sais !
— Et le livreur, il ressemblait à quoi ?
— À un livreur. Il portait une blouse bleue et un béret, des lunettes de soleil…
— Merci, Poupette, ce qu’il fait bon converser avec vous ! Un de ces soirs, je vous offrirai le cinéma.
— C’est vrai ? irradie-t-elle.
— Textuel.
In petto, je me dis que moi, pendant qu’elle visionnera le film, j’irai faire une partie de bowling à la Siesta.
On regrimpe dans le taxi dont le chauffeur commence à rouscailler vilain. C’est l’heure de la croque, il le dit, approuvé par Bérurier.
En France, l’heure de la bouffe, c’est sacré. Heureusement, car on peut mettre le moment des repas à profit pour se déplacer. Faut choisir : ou manger ou circuler, c’est la suprême alternative.
— On va chez Tétou, hein ? fait négligemment le Gros, car je ne sais pas si tu es au courant, mais il va être gaillardement une plombe !
— Direction, Nice ! lancé-je au conducteur.
— Tu connais une bonne adresse, là-bas ? se pourlèche l’affamé.
— Merveilleuse, à l’enseigne de Nice-Côte d’Azur…
— On doit y becter des espécialités provençales, décide mon compagnon. Je démarrerais bien par de la poissonnaille.
— T’auras des turbots gros commak ! promets-je.
— Sans charre ?
— Même qu’ils sont réacteurs. Il y a également la raie au porc, si tu préfères.
Il sourcille mochement, croyant capter ma boutade.
— Chercherais-tu à incinérer qu’on va prendre l’avion ?
— Ja, mon gars.
— Mais… et le déjeuner ?
Au lieu de répondre, je feuillette mon petit horaire d’Air France. Je découvre qu’à deux plombes, un zinc décolle en direction de Genève.
— Tu croqueras en vol, camarade.
— Encore ! explose-t-il. Est-ce que t’imagines que je vais me nourrir au plateau standard, dorénavant, dis, affameur ? Le pot de confiture miniature qu’on te sert en même temps que la tranche de veau anémié, le tout arrosé d’un biberon de picrate qui ferait pleurer un gamin de la maternelle, ça va pour les frangines au régime ; d’abord j’ai horreur des repas sans nappe, j’sais jamais où me moucher…
— Oh, la ferme ! m’emporté-je, t’es plus qu’un misérable tombereau à ordures, Alexandre-Benoît.
— Quant à vous, appuyez sur le champignon ! dis-je au chauffeur qui ricane.
— Parle pas de champignon, implore le Dodu, j’ai l’estom’ qui se met en torche.
DEUXIEME PARTIE
LE JAGUAR
CHAPITRE PREMIER
C’est décidément pas son jour, à Béru. Le zinc pour Genève ne comporte même pas de plateau garni et Sa Majesté a beau tempêter, supplier, lamenter, fendre-l’âmer, tout ce que l’hôtesse lui concède c’est un whisky, un bonbon et le Figaro.