Выбрать главу

Parvenus dans la cité de Calvin, je loue une chignole à l’agence Hertz et nous mettons le cap sur l’autoroute de Lausanne.

— Si tu voudrais mon avis, déclare Béru, ce voyage, à mon sens, s’imposait pas. C’est sur la Côte que ça manigance, pas en Suisse. En Suisse, y se passe jamais rien…

— Il n’empêche, monsieur le baron, que c’est un Suisse qui occupait la villa où fut noyée Katy Ferguson, et que ce même Suisse connaissait très bien Patricia Sam-Hart puisqu’il lui téléphonait en pleine nuit. Ces braves Chemugle ont pris la route ce matin, paraît-il. Il m’intéresse d’arriver avant eux dans leur patelin.

Saint-Biaise est une aimable localité située sur les rives riantes du magnifique lac de Neuchâtel.

L’arrêt de la voiture réveille le Gros qui avait fini par s’endormir sur ses tourments stomacaux. Il ouvre des vasistas béants et clame en me montrant une enseigne au néon représentant un pichet :

— Un restaurant !

Le mataf de Colomb devait pas avoir une autre voix pour crier « Terre ! » lorsqu’il aperçut la rive américaine.

— Pas tout de suite, camarade, lui dis-je, d’ailleurs il n’est pas l’heure de la bectance.

— Pas l’heure ! tonitrue Son Altesse boulimique ; pas l’heure ! Va raconter ça à Prosper ! ajoute-t-il en se massant la brioche, et s’il te croit j’insisterai plus…

J’avise un postier fringué de vert qui pédale mollement sur un vélo noir, aussi confortable qu’une Mercédès.

— Le domaine de la Vigilance, cher monsieur ? m’enquiers-je.

The postman me désigne le lac dont on devine le scintillement sur la gauche.

— Prenez le deuxième chemin à droite, ça y mène, me répond l’homme de lettres avec vivacité.

Comme je m’apprête à redémarrer, Béru interpelle le postier à son tour.

— Encore un tuyau, camarade syndiqué, lui dit-il, ce restaurant, elle est convenable, la tortore ?

— Chez Facchinetti ! s’exclame le distributeur de missives, y a pas mieux dans tout le canton !

Un filet de bave dégouline des babines du Gros.

— C’est quoi t’est-ce, ses espécialités ?

— Oh ! y en a… Les lasagnes, les rognons, les médaillons de veau, les gigues de chevreuil, les filets de marcassin, les râbles de lièvre, les perches du lac, les…

Je déhotte avant la fin de la nomenclature. Béru se torche les lèvres en exhalant le soupir qu’il pousserait après avoir absorbé tous les mets ci-dessus.

— Tu me promets que, tout de suite après cette visite…

— Je m’y engage sous la foi du serment, Alexandre-Benoît.

— Parle pas de foie ! implore mon ami, je m’imagine une tranche commak, saupoudrée d’ail et de persil…

La Vigilance est une très vaste propriété, légèrement plus grande que ce que vous imaginiez, mais dont les volets sont à chevrons comme les manches d’un tambour-major.

Elle est massive, trapue, avec un toit aussi enveloppant qu’une houppelande ; et elle s’élève au milieu d’une immense pelouse. Deux petites filles courent après un ballon sous le regard attentif d’une nurse anglaise (en Angleterre on engage des nurses suisses). Ça respire la sérénité, la solidité et la paix. Cette demeure paraît aussi forte que le billet de cent balles de la Banque fédérale, celui qui représente un petit garçon donnant une pâquerette à un agneau, sur son avers, et saint Martin partageant son manteau sur son revers[4]. Une moitié de manteau payable en douze mensualités, avec intérêts dégressifs. En peigné pure laine, bien entendu.

Deux chiens danois se précipitent à notre rencontre en remuant la queue, ce qui nous incite à demeurer derrière la grille. Les bestiaux battent la mesure en nous regardant de leurs yeux bleuâtres. C’est seulement lorsque je tire la chaînette de la cloche qu’ils aboient. Mais alors, comme voix de basses, pardon ! Chaliapine, mes frères…

Les petites filles accourent vers nous. Deux ravissantes jumelles, blondes, potelées, avec des yeux aussi bleus que ceux des danois, encore que moins expressifs.

— Qui êtes-vous ? me demande l’ainée des deux jumelles (elle est née une heure après sa sœur).

— De futurs amis à votre papa, mon bijou, lui réponds-je en l’apprivoisant d’un sourire.

— Je vais aller lui dire que vous êtes ses amis, gazouille ce petit prodige helvétique.

— Lui dire ! m’exclamé-je, il est donc ici ?

— Bien sûr…

On se défrime, le Gros et moi. Il a drôlement fait fissa pour rentrer, Chemugle.

Dévalant le perron de la maison, je vois radiner un domestique en veste blanche, très brun, très nerveux.

— Comment s’appelle votre papa ? questionné-je, pris d’un doute.

— Il s’appelle Papa, répond la petite fille, avec brio, car elle est extrêmement avancée pour son âge.

— Qué vous désirate ? me lance le larbin italien avec un sourire fourbi à l’Email-Diamant.

— Rencontrer M. Chemugle, fais-je.

Il ne chichite pas avec les rendez-vous préalables pour recevoir ses contemporains, le maître de la Vigilance, car son valet de chambre nous ouvre sans tergiverser, ni même s’enquérir de nos blazes. Il calme les clébards d’un geste, et nous pilote en direction de la taule.

C’est un type aimable, pas bien stylé, mais certainement bourré jusqu’à l’os de bonne volonté.

— On a oune belle printemps ! nous fait-il observer.

— Vachement ! réponds-je. Votre patron a eu une belle route pour voyager.

— Qué, pour voyager ? s’étonne Beau-Sourire.

— Mais, murmuré-je, il arrive bien du festival de Cannes ?

Dents-Blanches semble rassuré.

— Oh ! il n’y est pas allé cette année, dit-il.

On entend un « floc » ; c’est Béru qui vient de laisser tomber son damier dans le sable de l’allée.

— Comment ça, il n’y est pas allé cette année ?

— Madame est souffrante, me dit le domestique, avec un accent que je ne vais tout de même pas me donner la peine de transcrire pour que ça fasse plus vrai.

— Attendez, murmuré-je, je suis bien chez M. Chemugle, au moins ?

— Ma si ! fait le domestique dans un italien que je transcris tout de même parce que c’est moins long à rédiger que « mais oui ».

— Et il n’y a pas d’autres Chemugle dans le pays ?

— Ma non, dit-il, comme l’abbé Prévost.

— M. Chemugle n’a pas de frères ?

— Non.

Nous voici à la hauteur de la demeure, mais au lieu d’y pénétrer, notre mentor contourne le bâtiment.

— Monsieur joue au tennis, explique-t-il.

Effectivement, sitôt tourné l’angle de la maison, on découvre un court dont le sable quartzeux étincelle au soleil. Deux messieurs, tout de blanc vêtus, s’obstinent à raquetter une balle. L’un est doux, bénin, gracieux ; l’autre a la voix perçante et rude.

Ils sont tellement accaparés par le jeu qu’ils ne prennent pas garde à notre venue.

— Voilà, fait le larbin. Vous connaissez M. Chemugle ?

— Rigoureusement pas.

— C’est le grand monsieur blond.

Ayant dit, il se retire dans les appartements de ses patrons car, de toute évidence, ce garçon n’aime pas perdre son temps.

Sur le court, les engrillagés continuent de smasher hardiment. Toc, toc… toctoc… toc ! Pour eux, le monde est bien une boule, mais réduite au diamètre d’une balle de tennis. Ils s’y consacrent corps et âme. Le reste de l’univers leur est indifférent, y compris les deux flics français collés au grillage comme deux macaques ayant décidé de regarder vivre les hommes, dans un zoo, un dimanche après-midi.

вернуться

4

Le revers du billet, pas celui du manteau.