M. Chemugle est grand, mince, blond, racé. C’est un homme d’environ trente-quatre ans et demi ; son partenaire a dû dépasser la cinquantaine par inadvertance. Il est petit, grassouillet, rouge de cuir et a des cheveux blancs, rejetés en arrière comme la crinière d’un lion qui userait de la brillantine Roja. Il maintient ses crins au moyen d’un serre-tête de ski afin de ne pas les prendre dans les carreaux.
Au début, on s’intéresse à leurs prouesses. On se dit qu’ils veulent terminer leur jeu. On patiente. Et puis, le jeu fini, ils changent de place et en entreprennent un autre. On commence à la trouver saumâtre. Si au moins ils avaient un mot à notre adresse, juste pour nous montrer qu’on a été vus…
— Pas très polis, tes Suissagas, grogne le Gros. Si c’est pour voir manœuvrer des braguettes de pennis que tu m’empêches de jaffer, on serait mieux à Roland-Garros où qu’on a la possibilité d’acheter des sandwiches d’occasion.
Je toussote, histoire de solliciter l’attention. Mais je crois que si je me peignais en vert, avec une plume de paon dans le prose et que je crie Léon, ça ne changerait rien à leur indifférence. Les passionnés sont seuls au monde, bien pire que les amoureux. On dit, l’amour ; mais y a que le jeu qui puisse accaparer totalement un individu. Les amants, ils s’arrêtent de se gloutonner pour boulotter, boire, visionner un film… Les joueurs acharnés, jamais. Tenez, les bridgeurs surtout ! Des nuits entières… J’ai des visions de bridgeurs indélébiles dans le fond de ma rétine, à droite. Je me souviens avoir irruptionné dans un cercle, tard dans la noye ! La grand-messe au Carmel, c’est la foire du Trône, comme ambiance, à côté. Mes gars, on aurait cru des méduses malades. Ils flottaient dans un cauchemar verdâtre, avec des yeux de vieux noyés, des traits crispés, des barbes qu’on entendait pousser… Ce qui m’avait impressionné surtout, c’était leur mutisme, le sépulcral silence qui régnait ; la qualité de la lumière, la fumée cafardeuse de leurs cigarettes. Plus rien d’humain, mes fils… Le jeu en avait fait des ectoplasmes. Les rares qui m’ont regardé l’ont fait d’une telle façon que je me suis senti aussi importun qu’une vérole. Excrémentiel, pour tout dire. Vilain de fond en comble…
Quand, après ce deuxième jeu, les vaillants chevaliers de la raquette en attaquent un autre encore, Béru n’y tient plus.
— Je vas leur causer de mon pays, décide-t-il.
— Je t’en prie ! rabroué-je, après tout nous sommes ici à titre officieux, et nous n’avons demandé aucun rendez-vous !
Mais un Béru affamé n’a pas d’oreilles, c’est couru.
— Et ta petite sœur, elle y est à titre officieux dans le plumard du zouave ? riposte-t-il en ouvrant la porte du court d’un geste autoritaire.
Cette intrusion déroute le gros joueur en serre-tête au moment précis où il ajustait un smash fracassant.
Il lobe sa balle et, comme Béru était en train de clamer : « Scusez-moi si je vous demande pardon, gentèlemanes », voilà qu’il déguste un boulet blanc dans l’œil gauche. Le choc est si violent que le Mastar tombe assis sur ce majestueux derrière qui est la hantise des sièges Louis XV.
Il a maintenant, comme paire d’yeux : un œil et une aubergine. On peut pas se gaffer à quel point c’est dilatable, un lampion. Gros comme mon poing, l’hématome du Béru, je certifie.
— Excusez ! lance presque joyeusement l’énucléeur en ramassant une seconde balle.
Chemugle jette par-dessus son épaule :
— Allez à la cuisine vous faire mettre quelque chose dessus !
Je cramponne Sa Majesté par une aile pour l’aider à se relever et je l’entraîne, titubant, hors de ce champ de bataille.
Il est groggy, mon gros biquet. Il se palpe le vilain bulbe qui vient de lui jaillir de l’orbite et bafouille :
— C’est à quel sujet, ce qui vient de se produire ? Pardonnez-moi, docteur, mais je descends au prochain…
Vous dire s’il est sonné ! Pire que si Cassius Clay lui avait exprimé son désaccord…
Quand on arrive à la maison, il n’a toujours pas récupéré. Je cherche la cuisine et je la trouve sans difficulté. Je comprends pourquoi le valet de chambre italien était pressé de nous larguer. Tel que je vous cause, il est en train de jouer « ôte-tes-doigts-de-là-que-je-m’y-mette » à une belle jeune femme que ses longs cheveux châtains font ressembler à Veronica Lake. La jolie dadame porte une robe de velours noir qu’elle a provisoirement transformée en boléro, un porte-jarretelles blanc, agrémenté d’une petite fleur rose, et un slip également blanc à petite fleur rose qu’on peut admirer à loisir vu qu’il gît sur le carreau de la cuisine. Cette dame est adossée à la paillasse de l’évier et a posé ses pieds sur deux tabourets distants de quatre-vingts centimètres l’un de l’autre. Vous semblerai-je trop hardi si je vous précise que le valet de chambre (qui est plutôt valet de cuisine, et replutôt valet de pied) se trouve entre les deux tabourets ?
Le gracieux Transalpin joue de la transalpine avec ardeur, promptitude et plaisir. Sa belle dame blonde qui doit être sa maîtresse, plutôt deux fois qu’une, se cramponne à son cou. Charmant spectacle. Le dialogue qu’ils échangent est à base d’onomatopées, mais cela n’enlève rien à son éloquence. Plus un texte est succinct, plus il est pénétrant.
Béru qui a retrouvé une grosse partie de ses esprits (ce qui ne fait pas lourd néanmoins) me rejoint.
— Eh ben, mon pote, qu’est-ce que tu maquilles ? demande-t-il.
Sa voix a fait sursauter les partenaires (qui n’en sont pas à un sursaut près).
Le premier réflexe de l’Italoche est de mater par la baie vitrée, d’où il y a vue imprenable sur le court de tennis. Son patron est toujours aux prises avec une boule velue, signée Dunlop. Il tourne alors la tête dans notre direction. Je lui décoche un sourire.
— Finissez, finissez ! leur dis-je, je fais le guet dans le couloir, et si M. Chemugle rapplique je vous alerterai en imitant le cri du coucou !
Là-dessus, je relourde pudiquement, au grand dam du Gros qui se rinçait l’œil valide, oublieux de son aubergine.
— Eh bien, dis donc, ronchonne-t-il, c’est des rapidos, les Suissagas !
— Et comme modernisme, ils pulvérisent tout, renchéris-je : l’amour sur l’évier ! Quand nous on a seulement l’eau chaude !
— Ce domestique, tu parles d’une tenue de route qu’il a ! fait mon camarade, admiratif. Tout autre que cécolle, se voyant surpris en pleine bavouille, était sûr de déjanter ! Lui, il s’est permis tout juste une légère embardée ; c’est à peine s’il a mordu le talus, t’as remarqué ? Il doit avoir la direction assistée, probable…
— Et de la santé, et de l’appétit, renchéris-je, car il est en train de finir madame, écoute un peu !
Effectivement, il entame sa péroraison sur paillasse d’évier, le gentil Rital. Le grand air de Paillasse, il interprète. Et la dame, au paroxysme du bonheur, parvenue à ce point culminant qui vous change la chaîne des Alpes en taupinière et vous donne envie de se pendre par les pieds au grand lustre du salon, entonne d’une belle voix helvétique « O monts indépendants… » Bérurier se découvre. Bien qu’il ait le bitos chevillé à la boule de bronze, il sait pas résister à un hymne national.
Et puis le calme revient dans la cuisine. Discrètement nous gagnons le hall où un portrait de vieux monsieur nous dit, de son air sévère, que c’est dans la nature des choses.
Dehors, les deux petites filles continuent de galoper après leur ballon. C’est le sang de leur papa qui coule dans leurs veines, à ces mignonnettes : la fascination de la sphère, déjà ! Un jour, elles auront une raquette à la main, une jupette, des dents de sagesse plein la bouche et — je vous le parie — des petits frères qui ne seront pas aussi blonds qu’elles.