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— Marysa va vous conduire ! tranche Chemugle.

Quel pousse au crime, c’t’époux-là ! Ou il est téméraire, ou il est vicelard et il aime que sa bobonne aille butiner ailleurs.

Je proteste pour la forme, mais Marysa insiste et me voilà dans une Chevrolet décapotable, bleu ciel de carrosserie et crème fouettée de coussins.

— Où allons-nous ? demande la belle blonde dont les sens ont une forte teneur d’octane.

— À la poste, dis-je, mon ami voulait téléphoner à Paris pour prendre des nouvelles de son vieux papa qu’on a opéré ce matin. L’ablation du cœur, c’est si délicat malgré les progrès de la chirurgie masturbo-onaniste…

Elle pilote d’une main. De l’autre elle semble chercher un levier de vitesse qui n’existe pas vu que sa guinde est automatique. La fine dextre agile finit par se poser sur ma cuisse, et quand je dis ma cuisse je vous demande de rectifier le tir. Une goulue, une goinfre, miséricorde ! Nymphomane ! Voleuse de santé ! Épongeuse ! Une dévastatrice de glandes, pour nous résumer.

Pas le moment de refaire un numéro de « cramponne-toi, je vais lâcher le trapèze ».

— Ce soir, promets-je, puisqu’on dort chez vous.

— Tu me plais, qu’elle me lâche. J’ai jamais trouvé un homme aussi fort que toi.

— Merci, madame, enfantillé-je. Vous le marquerez sur mon carnet scolaire, à la rubrique « Observations » ; c’est pour faire enrager mes petits camarades.

Ça l’amuse. Tiens ! c’est la première fois qu’elle rit…

— Formidable, votre bagnole, vous en êtes contente ?

— C’est pas mal, oui.

— Vous avez d’autres voitures, je suppose ? insisté-je négligemment.

— Mon mari possède une Mercédès noire, afin de faire sérieux ; et nous avons aussi une 3 CV Citroën pour le personnel…

Bon, pas question de Cadillac noire dans ce parc automobile. Dois-je en conclure que quelqu’un a loué la villa Rio Negro au nom de Chemugle, et en se faisant passer pour lui ?

Ah ! écoutez, avoir eu tant de mal à apprendre le latin et le perdre aussi sottement, c’est démoralisant à la longue !

Lorsque nous débouchons dans la grand-rue de Saint-Blaise, la première chose que je mate, c’est notre voiture de location arrêtée devant le restaurant qui exaltait les papilles du Gros tout à l’heure. Du coup, je comprends le retard de mon petit copain. Il n’a pas pu résister, Béru. Une force trop puissante l’a conduit en cet établissement dont le menu lui griffait la panse.

— Je pense que mon ami est ici, nous n’avions pas eu le temps de déjeuner et…

— Que ne le disiez-vous ! s’écrie Marysa, j’aurais demandé à Benito de vous préparer quelque chose.

— Benito ne peut pourtant pas tout faire, être au four et au moulin, jalousé-je.

Elle ne rougit même pas. Seul, un certain sourire, comme disait Baudelaire avant Sagan…

— Vous savez, plaide la chère femme, je m’ennuie tellement…

Ben voyons, ronchonne San-A. in petto. C’est tellement affreux d’être riche dans une luxueuse maison, avec deux amours de petites filles, des bagnoles, une piscine, un court de tennis et tout le bigntz… Pauvre épave, va ! Quand on songe que le monde est bourré de mecs très pauvres ! Ah les tantes, ce qu’ils ont de la veine de crever de faim, de pieuter à douze dans une pièce, de ramasser les clops et de se faire sodomiser au seuil de l’adolescence, histoire de boucher un trou.

Dès le seuil du restaurant, j’avise un fort rassemblement au milieu de la salle. Sont groupés, en rond : des civils, des militaires, des serveurs, des cuisiniers, des femmes, des enfants, des ecclésiastiques, des notables, des sommeliers, des livreurs… Personne ne dit mot. Un silence effarant plane sur cette assemblée figée, exorbitée… Je redoute un drame, un malheur, une catastrophe… Notre voiture, là, devant la porte… Pas de Béru… Ce groupe…

Je fends la foule, doucement, mais fermement. J’ai le cœur qui me cabriole jusque dans le gosier. Que vais-je découvrir ? Quelle nouvelle infortune me frappe ?

Un coup d’épaule… Un autre… Ça y est : je vois ! Le spectacle m’apparaît dans toute sa beauté. Il me saute aux yeux. Il m’éblouit. C’est grand, c’est généreux. Ça impressionne, ça révolutionne. Béru est là, seul à table comme le commandant à la barre de son navire en perdition.

Beurré comme cent douze gorets. Achevant le plus grand numéro de boulimie de sa pourtant prestigieuse carrière. La fourchette du siècle, j’en réponds. Il est affalé devant une armada de plats vides. Il est violacé comme une engelure. Il a les yeux qui pendouillent, les fringues dégrafées, de la graisse qui lui coule du menton, de la sauce tomate sur le plastron, autour des lèvres, et jusqu’aux oreilles.

Le chapeau en arrière, agrémenté d’une cuillerée de béarnaise. De la sauce au vin sur les revers. De la purée de marron sur le grimpant ; c’est un dieu de la bouffe, une sublime matérialisation de l’assouvissement.

Face à lui, M. Facchinetti, le patron, un solide gaillard grisonnant à la physionomie avenante, le considère avec des yeux béants de stupeur et d’admiration. Il se tient debout devant son client, mains jointes devant soi, comme à l’église. Il a jamais vu un convive de cette envergure, de cette capacité. Il balbutie :

— Tout le gigot !

Un os éloquent, blanc comme carcasse en désert, repose dans un plat, avec pour tout compagnon, un malheureux haricot éternué par le Gros.

Le Mastard vide sa quatrième boutanche de chianti, se fourrage les chicots avec l’ongle, s’extrait des reliefs qu’il consomme définitivement et murmure :

— Je crois que si vous m’ameniez les frometoboques et la poire Belle-Hélène, ça fera la rue Michel. Par exemple, vous seriez bien t’aimable de me filer un petit coup de bourgogne avec les fromages, le chianti c’est au poil, mais pas assez musclé pour affronter un roquefort.

Ayant dit, ce vaillant Tout-à-l’égout s’avise de ma présence.

— Alors, Mec, t’as fini ta partie de pennis ? me demande-t-il. Tu sais, je suis venu t’ici pour tuber à mémère, c’est plus marrant qu’un bureau de poste.

Je lui fais les gros yeux pour qu’il sorte les aérofreins. Il s’aperçoit que je ne suis pas seul et virgule un sourire plus graisseux que l’huile de vidange de votre bagnole.

— Tout va bien, annonce-t-il, la santé est bonne à la maison, les enfants sont premiers en classe et bobonne a eu son dixième de la loterie remboursé à la dernière tranche… À propos de tranche, je viens de grailler un des plus sublimes repas de ma vie. Tiens, je te présente mon ami Facchinetti, le taulier, qu’a bien voulu me faire servir malgré que ça ne fusse pas l’heure. Ses filets de perche, un hectare, mon pote ! Ses lasagnes étaient si tellement parfaites et gratinées que je m’en ai bouffé seize. Je te passe sur les spaghetti et les ravioli que j’ai jamais becqueté les identiques ailleurs ; j’insisterai pas non plus sur les cuisses de grenouilles à la crème, non plus que sur le coq au chambertin qu’à Dijon j’en eus dégusté de l’aussi sublime ; mais où je vote mes félicitations enthousiasmées, c’est rapport aux pieds-de-porc-sauce-madère. Le mec qu’a pas tortoré ça, il sait pas ce que c’est que le paradis, San-A.

Sa Majesté larmoie, éructe, vide son verre comme si elle craignait que cette flambée d’émotion la déshydrate et reprend, s’adressant directement à l’aimable restaurateur.

— Et j’ajoute bravo pour le gigot ; je voudrais pas que vous crussiez que j’ai pas apprécié ; simplement quand je m’ai espliqué avec lui, les premiers élans de l’appétit s’étaient calmés.

Je réclame un temps mort à mon copain.