— Dis, boa, tu n’as pas honte de faire ce numéro de gavage alors que nous sommes chez des gens charmants !
Il penaude.
— Faut comprendre… Écoute, San-A., tu le sais aussi bien que moi, quand l’estom’ rouspète, j’suis bon à nibe !
— Donnez-moi l’addition ! fais-je au patron.
Il est tellement enthousiasmé par les performances peu communes de son client qu’il dit que c’est gratis, le restaurateur. Simplement, il demande si Béru serait pas libre, le dimanche, pour passer en attraction. Il assure, M. Facchinetti, que ça rameuterait les populations, un numéro pareil. Que ça serait autrement plus spectaculaire que les poules savantes de Sam, à Pontchartrain. On organiserait des services d’autocars dans la région, pour drainer les amateurs de sensations fortes. Il ferait apposer des affiches dans les communes environnantes, il passerait des articles dans les journaux du cru… Il promet de ne pas lésiner sur la publicité. Ses conditions ? Dix pour cent sur l’excédent de son chiffre d’affaires actuel, livres en main ! Il fournirait les denrées, le bicarbonate et prendrait à sa charge le nettoyage des vêtements. Il verrait ça sur une estrade, dans le fond de la salle, derrière la jolie fontaine lumineuse qui change de couleur et exalte les facultés diurétiques. On entremêlerait des drapeaux suisses et français et, pendant que le Gros jafferait, un pick-up jouerait des marches militaires des deux pays.
Je dis à cet être bienveillant que nous allons étudier son offre. Béru promet qu’en tout état de cause, il viendra « lui faire » le réveillon de Noël. Il pourrait par exemple déguster à lui seul la dinde primée dans un concours préalable, avec dix kilos de marrons comme garniture. On commencerait par une choucroute garnie et on continuerait par des filets mignons ou des brochettes de mouton. Et, en conclusion, une pièce montée…
Une que tout cela met en joie, c’est la charmante Mme Chemugle. Elle ne s’ennuie plus, cette chère désœuvrée. Elle a trouvé des compagnons de plaisir : un superamant[7] et un superbouffon. En faut-il plus pour épicer la vie d’une honnête femme ?
Je finis par entraîner mon lascar, titubant, lourd et plein. Il serre au passage les mains qui spontanément se tendent. Il est très bien, très Monprésident après son discours.
— Merci d’être venu, il dit à chacun. C’est gentil. À la revoyure, les mecs !
Ouf ! nous voici dehors.
— Je vous laisse repartir seule, ma douce amie, dis-je à Marysa, car je ne pense pas que mon associé soit en état de conduire…
Elle sourit. (J’allais dire elle opine, mais ça suffit comme ça.)
Le Baba-au-Rhum s’effondre dans notre tire. Il est gorgé, gavé, cavé, bourré comme un cervelas. Sa peau n’est plus que du boyau tendu.
Je lui rentre les guiboles, péniblement dans la bagnole, car l’air vient de lui cisailler les cannes.
— Alors, ce coup de turlu, Sac-à-Vin ?
— Chemugle a loué par… heug… correspondance… Et c’est son chauf… heug… feur qu’est allé rendre les clés ce matin.
Donc, tout ça est un coup monté. On s’est servi de l’identité de notre brave ami Chemugle. Oui-dà, mais pour se faire passer pour lui, il fallait qu’on sache qu’il ne descendrait pas sur la Côte à l’occasion du festival. Par conséquent, ceux qui ont loué la villa Rio Negro connaissent les activités du tennisman. Et il est probable qu’ils le touchent d’assez près, car on n’emprunte pas le nom d’une personne inconnue. Donc, c’est une bonne chose que de fréquenter la Vigilance. On risque d’apprendre des trucs intéressants.
Pas mal raisonné, hein ? En tout cas aussi bien qu’une grosse caisse.
Étant parvenu à fermer la portière, une fois le chargement de Bérurasse accompli, je contourne l’auto pour aller me placer au volant. À cet instant précis, j’entends les grincements acides de freins de voiture surmenés. Je me retourne, trop tard ! Je vois fulgurer à toute vibure sur moi le capot gris métallisé d’une bagnole. Je suis coincé par ma propre calèche. Impossible d’éviter le choc. Je tente désespérément de plonger par-dessus mon capot, mais je ressens une douleur atroce dans le dos. Je perçois un fracas de tôle tordue, de verre brisé. J’ai la respiration coupée. Je me demande si je ne déguste pas la dernière gorgée d’oxygène de ma vie. J’ai beau happer, rien n’arrive plus dans mes soufflets. Mes membres s’ankylosent, je ne sens plus mes reins. J’ai froid dans la tête, ma vue se trouble et des rigoles pourpres ruissellent sur ma rétine.
J’essaie de penser encore un petit coup. Je me dis, tant bien que mal : « C’est un accident. » Une Jaguar qui m’a bousillé. Curieux comme l’enjoliveur du capot s’est imprimé en moi.
Ce fauve… Ce fauve chromé.
Ma lucidité s’écoule comme l’eau d’une baignoire dont on a ôté la bonde. Pas moyen de la retenir.
Dans une contrée lointaine, des gens hurlent. Un klaxon coincé pousse une clameur continue qui achève de m’anéantir.
CHAPITRE III
Bien entendu — moi, vous me connaissez —, la première chose que j’aperçois en refaisant surface, c’est une paire de jolies fesses féminines sous une blouse bleu ciel.
Je tente de parler, mais mon moulin à jactance est bloqué. Pas mèche d’en casser une, les gars. Je referme vite les yeux pour me concentrer. Un concentré d’automate. Je me dis que j’ai l’air de respirer ; qu’en tout cas je ne suis plus dans la rue, mais dans une chambre et que, si j’ai pu me farcir de l’oxygène pendant le transport, c’est que mes soufflets fonctionnent encore. Je veux bouger, mais ça m’est impossible. M’est avis que je suis devenu en plomb, ou qu’on m’a habillé d’une belle armure en fonte ciselée. J’attends un peu que ça se tasse. Un vertige profond fait basculer l’espèce de néant pétrifié au sein duquel je gis. Je laisse s’écouler du temps. Mes pensées sourdent, menu filet de lucidité, entre les roches du subconscient[8]. Le ravissant derrière qui me fait songer, maladroitement, à la ligne bleue et ondulée des Vosges, décrit un tour complet. Tiens ! j’ai donc rouvert les châsses ? Je vois un devant de dame et même, j’aperçois, par le léger entrebâillement de la blouse annoncée plus haut, un mignon slip rose bordé de dentelle blanche. C’est fugace, mais l’œil infaillible et expérimenté de votre bien-aimé commissaire a enregistré la chose.
Un effort de présence me permet d’apercevoir le sujet détenteur de la blouse et du slip à dentelle. Ce sujet, vous l’avez déjà pressenti, malgré le voile qui s’étend sur votre intelligence, est une sujette. Une belle sujette. Une belle sujette blonde avec un visage rose, des yeux bleus et une paire de nichemards qui forcent l’estime. Elle remarque le frémissement qui confère à mon visage tout son attrait et se penche sur moi.
— Vous m’entendez ? murmure la douce enfant.
— Je fais encore mieux que ça : je vous vois, parviens-je à bredouiller.
Elle ne réagit pas. Jolie mais pas extrêmement futée. Il est impossible de tout posséder. Les gens riches sont bedonnants, les gens célèbres sont chauves, les gens beaux sont cons, les gens gais sont tristes et les gens d’armes sont à plaindre. Quelquefois, notez, on trouve des pin-up boys intelligents et milliardaires, mais je suppose qu’ils trimbalent une chetouille tenace ou bien qu’ils ont une virgule à la place du bitougneur à injection directe, et encore cette virgule est-elle imprimée en italique.
— Vous souffrez ? demande la môme.
— Pas trop, m’aperçois-je, assez satisfait de cette constatation.
— Ça vient de la piqûre, pessimise-t-elle, laissant ainsi entendre que l’accalmie sera de courte durée.
8
L’image est de toute beauté ! Quelle vigueur poétique ! Quelle hardiesse dans la métaphore ! En vérité, je vous le dis : si San-Antonio n’existait pas, il se serait inventé !