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Rien n’est plus voluptueux que de perdre la notion du temps ; mais c’est perfide comme sensation. Faut pas chahuter avec ça, c’est le pire des stupes. Et encore, vaut mieux se camer que de pointiller. Dites, au prix où sont nos secondes, les laisser musarder en dehors de nous, ça me paraît criminel ; pas à vous ?

Voilà pourquoi, au cours d’une période de semi-conscience, je me tiens, en boitillant de la pensarde, le raisonnement ci-après : « San-A., on te colle des drogues pour t’enlever la douleur. Mais en t’enlevant la douleur, on te retire la perception. Si encore c’était celle de ton quartier ! Mais tu donnes de la bande, mec. T’as le cerveau qui dévale la côte au point mort. Si ta direction se bloque, t’es chiche de rater le prochain virage. Faut réagir, gamin. Pense à ta môman, à ta bonne vieille môman »…

Un halo bleu… Une voix douce.

— Tenez, avalez !

Deux doigts qui sentent l’éther et qui sont frais comme des fruits au sirop m’écartent les lèvres et déposent dans ma bouche deux minuscules pilules. On met un verre dans ma main. On me soulève le coude. J’ai un réflexe. Je carre les deux dragées dans un coin de ma grange, sous la langue. Je bois mon verre. Je feins l’avalage délicat. Glououg !

On me reprend le glass.

— Reposez-vous !

C’est ça, mon cœur. Je ferme les yeux. Une porte loquette. Je tourne ma tête sur le côté et je recrache les petits œufs que cet oiseau délicat m’a pondu entre les lèvres. Avec mille (c’est pas vrai, j’ai fait le compte : il y en avait 874), avec huit cent soixante-quatorze difficultés, donc, je coule les pilules dans un petit trou de mon oreiller. Les œufs, ça va avec le duvet, pas vrai ?

Que vienne la douleur, puisqu’elle est vivante ! Je l’attends de chair ferme. Une sorte de prière inverse me sort de l’âme : « Mon Dieu, faites-moi souffrir ! »

Je poireaute, guettant les manifestations de ma viande. Elle a pas tellement l’air de se tourmenter. Ça me gêne un peu pour respirer en grand, à cause de mes côtelettes fêlées. Et puis, le plâtre de ma jambe me tire horriblement. Mais là, c’est les poils. Ces endoffés, je vous le parie, m’ont cimenté la guitare sans me raser. Et des poiluchards, faites confiance, c’est pas ce qui me manque. Je toisonne abondamment, mesdames. On me tondrait toute la végétation, y en aurait assez pour déguiser Yul Brynner en Louis XIV.

J’ai idée que je vais drôlement prendre mon fade quand on me décarapacera…

Il fait nuit.

J’ai beau écarter mes vasistas, c’est le noir. Ou presque. Juste une imposte au-dessus de la porte qui laisse glisser un rectangle de clarté bleuâtre. Les rideaux de la fenêtre sont tirés. C’est curieux… Qu’est-ce qui est curieux ? Attendez, faut que je me rajuste un peu la gamberge pour trouver. Une sensation, au fond de mon entendement. À bon entendeur salut ! À Bonn, en tendeur ! Abonnant, tant d’heures ! Ah ! bonne entend… J’ai le gramophone qui déraille. Je me tourne vers la clarté bleue… C’est de là, sans jeu de mots, que doit m’arriver la lumière… L’imposte, télégraphe, téléphone. L’été, les faunes… Bon Dieu, accroche-toi, quoi, San-A. ! Ce que c’est agaçant, ce constant dérapage de l’esprit. Je mords le fossé ! Pas mèche de penser droit. Un mot tire une salve d’idées biscornues, d’images à la noix… Voyons, voyons… Je disais : c’est curieux. Sensation étrange. Et puis la vérité va venir de l’imposte. Pourquoi ? Quand j’aurai trouvé, mes canards, le brouillard se lèvera. Voyons voir, d’où me vient cette notion de vivre quelque chose d’anormal ? Quelque chose qui ne devrait pas être, or not to be, forget me not, toubib ! Habib Bourguiba… Les amibes… Cramponne-toi ; mon San-A. L’imposte… Poste de secours, premiers secours aux blessés. Prêter secours ! Au secours ! Ah, oui ! Attendez, ça m’a fulguré, et puis c’est reparti, mais ça va revenir. L’imposte… Imposteur ! Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu’imposte !

Voilà, je crois que ça y est. Ça se cristallise. Je détecte ce qui cloche. Lorsque j’ai repris mes esprits, tout à l’heure ou l’autre jour, je ne sais plus, il n’y avait pas d’imposte au-dessus de la lourde ! Je rassemble mes souvenirs. Pas d’erreur… Je suis sûr de moi. Aucune imposte. Donc on m’a changé de chambre. Je n’ai eu conscience de rien. Pas la moindre sensation de transport. C’est pas exceptionnel, comme découverte, hein ? Y avait pas de quoi se cloquer la pensarde en pas de vis. Allons, dors, San-A. Pour que tu te forces-réparatrices… Tes os se recolleront, car t’as du calcium à plus savoir où le mettre. Si ces fichus poils… Ça devient pas tenable. On dirait que j’ai engagé ma flûte dans un tonneau empli de fourmis. Ça grouille, ça picote, ça titille, ça grimpe, ça grume, ça griffe, ça gravite, ça grignote, ça écrevisse, ça crebleu ! Pas tellement douloureux ; pire : insoutenable. Souventes fois j’ai été torturé par des truands, des espions, des contre-espions, des flics étrangers, des sadiques, des syndics, des érotiques, des germaniques, et autres, et je n’ai pas parlé. S’ils avaient su, les bons apôtres, qu’il suffisait de me chatouiller un peu pour me faire grimper au plaftard, ils se seraient savaté le valseur !

Je préférerais endurer de savantes douleurs ; roulette de dentiste, tiges de bambou sous les ongles, baignoire, court-circuit, supplice de l’eau… Mais ces poils tirés, cette acupuncture frénétique, oh non ! Grâce ! Je tâtonne à la tronche de mon lit pour chercher la sonnette. Il n’y en a pas ! Or il en existait une dans l’autre chambre. J’appelle. Ma voix me semble toute gondolée et faiblarde. Elle ressemble au bêlement d’un mouton perdu dans le brouillard.

— S’il vous plaît ! hélé-je.

Hélas ! on ne vient pas.

Je cherche autour de moi un truc pour cogner le plancher. Je ne trouve rien. La pièce est plongée dans une pénombre intense. Je me cramponne aux barreaux du lit de fer pour opérer une traction, essayer de changer de position. Ça risque de me déglinguer les plâtras, mais je m’en cogne ! Tant pis, je me ferai ravaler ultérieurement. Je peux plus supporter d’être rongé de la sorte. Si au moins Béru avait la good idée de rappliquer. Où est-il, cet empaillé graisseux ? Je deviens injuste, féroce, je le maudis d’être absent.

Me voilà quasiment assis sur mon oreiller. Ma citrouille ronronne comme une usine d’armement un soir de mobilisation générale. Un autre truc m’abasourdit. Je cherche quoi, en sachant que je vais trouver, le temps de me démêler deux idées qui se sont entrecroisées et je suis z’à vous. Oui : je m’étonne de ne pas souffrir plus. Un zig aussi morcelé doit crier aux petits pois quand il remue, je présume ? Or, à part mes papouilleries infernales, consécutives à mes poils, je ne sens qu’une certaine difficulté respiratoire… That’s all !